Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю
s du peuple, Tome III / Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
LA CROIX D'ARGENT,
OU
LE CHARPENTIER DE NAZARETH
Évasion de Geneviève. – Le jardin des oliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison de Ponce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi des Juifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deux larrons. – Les pharisiens. – Mort de Jésus.
Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revint au bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeune garçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.
–Impossible d'ouvrir la porte! – dit avec désespoir Aurélie à son esclave; – la clef n'est pas restée en dedans à la serrure, comme on l'y laisse habituellement.
–Chère maîtresse, – dit Geneviève, – venez; essayons encore. Venez vite.
Et toutes deux, après avoir traversé la cour, arrivèrent auprès de l'entrée de la maison. Les efforts de Geneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrir la porte. Elle était surmontée d'un demi-cintre à jour; mais il était impossible d'atteindre sans échelle à cette ouverture… Soudain Geneviève dit à Aurélie:
–J'ai lu, dans les récits de famille laissés à Fergan, qu'une de ses aïeules nommée Meroë, femme d'un marin, avait pu, à l'aide de son mari, monter sur un arbre assez élevé.
–Par quel moyen?
–Veuillez vous adosser à cette porte, chère maîtresse; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorte que je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied: je mettrai ensuite l'autre sur votre épaule; peut-être ainsi atteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans la rue.
Soudain l'esclave entendit au loin la voix du seigneur Grémion, qui, de l'étage supérieur, appelait d'un ton courroucé:
–Aurélie! Aurélie!
–Mon mari, – s'écria la jeune femme toute tremblante. – Ah! Geneviève, tu es perdue!
–Vos mains, vos mains, chère maîtresse, – dit vivement l'esclave. – Encore un effort; si je puis monter jusqu'à cette ouverture, je suis sauvée.
Aurélie obéit presque machinalement à Geneviève; car la voix menaçante du seigneur Grémion se rapprochait de plus en plus. L'esclave, après avoir placé l'un de ses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuya légèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à la hauteur de l'ouverture, parvint à se placer sur l'épaisseur de la muraille, et resta quelques instants agenouillée sous le demi-cintre.
–Mais, en sautant dans la rue, – dit Aurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.
À ce moment arrivait le seigneur Grémion, pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.
–Que faites-vous là? – s'écria-t-il en s'adressant à sa femme, – répondez! répondez!
Puis, apercevant l'esclave agenouillée au-dessus de la porte, il ajouta:
–Ah! scélérate! tu veux t'échapper!.. c'est ma femme qui favorise ta fuite!
–Oui, – répondit courageusement Aurélie, – oui; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper à vos mauvais traitements.
Geneviève après avoir, du haut de l'ouverture où elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu'il lui fallait sauter deux fois sa hauteur; elle hésita un moment; mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu'il secouait brutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de la porte auxquels elle se cramponnait:
–Par Hercule! me laisserez-vous passer? Oh! je vais aller dehors attendre votre misérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres en sautant dans la rue, moi je lui briserai les os!
–Tâche de descendre et de te sauver, Geneviève, – cria Aurélie; – ne crains rien!.. il faudra que l'on me foule aux pieds avant d'ouvrir cette porte!
Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquer les dieux, s'élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et fut assez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elle resta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement la fuite, le coeur navré des cris qu'elle entendait pousser au dedans du logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.
L'esclave, après avoir d'abord précipité sa course pour s'éloigner de la maison de son maître, s'arrêta essoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée la taverne de l'Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeune maître de Nazareth, qu'elle voulait prévenir du danger dont il était menacé.
Elle apprit dans cette taverne que quelques heures auparavant il s'était dirigé, avec plusieurs de ses disciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin planté d'oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pour prier.
Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Au moment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loin dans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur les casques et sur les armures d'un assez grand nombre de soldats; ils marchaient en désordre et poussaient des clameurs confuses. L'esclave, craignant qu'ils ne fussent envoyés par les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de les devancer, et d'arriver assez à temps pour donner l'alarme à Jésus ou à ses disciples.
Elle n'était plus qu'à une petite distance de ces gens armés qu'elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem, troupe peu renommée pour son courage, lorsqu'à la lueur des flambeaux qu'ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, et suivant la même direction, un étroit sentier bordé de térébinthes; elle prit ce chemin, afin de n'être pas vue des soldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple du jeune maître qu'elle avait vu à la taverne de l'Onagre une des nuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l'officier des miliciens:
–Seigneur, celui que vous me verrez embrasser sera le Nazaréen.
–Oh! cette fois, – reprit l'officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucher du soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes… Hâtons-nous… hâtons-nous; quelqu'un de ses disciples pourrait lui donner l'éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents… de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudents encore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen… il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Si je vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajouta l'officier d'un ton valeureux, – ce n'est pas que je redoute le danger… mais c'est pour assurer le succès de notre entreprise…
Les miliciens ne parurent pas très-rassurés par ces paroles de l'officier; ils ralentirent leur marche, de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita de cette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords du torrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule planté d'oliviers; ce bois, noyé d'ombre, se distinguait à peine des ténèbres de la nuit. Elle prêta l'oreille, tout était silencieux; l'on entendait seulement au loin les pas mesurés des soldats, qui s'approchaient lentement. Geneviève eut un moment d'espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth, prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s'avançait avec précaution dans l'obscurité, lorsqu'elle trébucha contre un corps étendu au pied d'un olivier. Elle ne put retenir un cri d'effroi, tandis que l'homme qu'elle avait heurté s'éveillait en sursaut et disait:
–Maître, pardonnez-moi! mais, cette fois encore, je n'ai pu vaincre le sommeil qui m'accablait.
–Un disciple de Jésus! – s'écria l'esclave alarmée. – Il est donc ici?
Puis, s'adressant à cet homme:
–Puisque vous êtes un disciple de Jésus, sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches… entendez ces clameurs confuses!.. ils s'approchent… ils veulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le! sauvez-le!
–Qui cela? – répondit le disciple à demi appesanti par le sommeil; – qui veut-on faire mourir?.. qui êtes-vous?..
–Peu vous importe qui je suis; mais sauvez votre maître, vous dis-je,