Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4). Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4) - Dorothée Dino


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d'une tradition, sans le prestige d'une gloire personnelle, sans dynastie, sans entourage, on se demande où est l'avenir, et tous les calculs humains restent sans base. On en est donc réduit à ces intérêts matériels dont je parlais tout à l'heure, et qui, momentanément, semblent protégés. Le commerce, le crédit, la valeur des propriétés, tout cela peut avoir et aura probablement une résurrection, dont il faut jouir avec reconnaissance, avec prudence, et surtout sans aveuglement.

       Sagan, 13 décembre 1851.– J'ai eu hier une lettre de Paris, qui me dit que l'état des provinces est assez mauvais; que, dans le centre de la France surtout, il y a eu bien plus d'horreurs commises qu'on ne le dit. Rien ne peut mieux servir le Président, car sa seule force est dans la terreur que causent les rouges, mais cette force est réelle et augmente en raison de ce que ceux-ci démasquent leurs infâmes projets. On me dit aussi qu'il est fort question d'envoyer à la Martinique les généraux prisonniers à Ham35. On n'y va pas de main morte! Du reste, Changarnier, avec son système de bascule, ses finasseries et tromperies entre Frohsdorf et Claremont, n'a que ce qu'il mérite.

      Sagan, 15 décembre 1851.– Je trouve qu'on donne trop d'importance à M. Thiers. En Allemagne, il eût été sans inconvénient, car on lui eût fait partout assez mauvais accueil, mais à Claremont, il sera très nuisible, à moins que les derniers événements n'aient fait ouvrir les yeux sur le fallacieux de ses avis, et le danger de ses directions. Mais les esprits faux se refusent à la lumière, et je n'en connais pas de moins juste que celui de Mme la Duchesse d'Orléans.

       Sagan, 17 décembre 1851.– J'ai reçu une lettre de mon fils Alexandre, qui avait vu M. de Falloux à son passage par Orléans, se rendant en Anjou après sa sortie de prison à Paris36.

      Mme d'Albuféra me mande que rien n'égale la division des familles: les plus proches s'invectivent, d'anciens amis se brouillent, il n'y a plus de salon possible. Elle me mande aussi, comme un fait certain, que les brigands ont saccagé un couvent de femmes en Nivernais.

      Les embarras financiers de la France pourraient bien devenir le nœud gordien de la destinée du Président. Tout est énigme en ce moment, et la solution n'a pas plus de vraisemblance pour une chose que pour une autre. Le point essentiel reste l'extermination des rouges, car ils ruineraient le pays tout autant, plus même, en y joignant les incendies, les pillages et les massacres. Puisse le Président les extirper. Parfois, la crainte du contraire me prend, car c'est une hydre à cent têtes qu'il s'agit d'abattre.

       Sagan, 18 décembre 1851.– J'ai reçu une lettre du duc de Noailles dont je vais faire quelques extraits: «Au fond, et en prenant l'ensemble de la situation, l'état de l'Assemblée, la division des partis, l'impossibilité de la fusion, l'épouvantable organisation du socialisme et des sociétés secrètes, l'imminence du péril en 1852, l'événement qui s'est accompli est heureux. C'est ainsi que le sentent tous les esprits réfléchis et sensés, c'est ainsi que je l'ai senti du premier moment. Il a été accompli avec une habileté, un ensemble, et dans des proportions qui le rendent véritablement prodigieux; le 18 brumaire n'est qu'un petit garçon auprès du 2 décembre. Cet événement, heureux pour le présent, n'est même pas malheureux pour l'avenir: à mes yeux, l'orléanisme a été à peu près tué avec la République, et la légitimité est l'héritière directe de la phase actuelle; seulement, on ne sait pas quand la succession s'ouvrira… Cela sera-t-il court?

      «Cela pourra être long. Il reste certain que le despotisme militaire pouvait seul nous tirer de l'état où nous étions, et des dangers que nous courions. Il faut que ce despotisme dure encore, car le mal est immense et profond; ce qui se passe dans les provinces le fait bien voir! Il faut que l'œuvre entreprise s'accomplisse, c'est ce que je ne me lasse pas de répéter et de faire arriver à ceux qui gouvernent, par les voies qui me sont ouvertes. Il faut déraciner le socialisme et les sociétés secrètes; il faut en briser tous les cadres, enlever dans chaque département l'état-major de ces sociétés, frapper sur tous les chefs aux différents degrés, terrifier les autres, leur montrer leur impuissance et les décourager à jamais! On me dit que telle est, en effet, l'intention.

      «Je crois que le Président aura un grand nombre de voix; les légitimistes et conservateurs voteront pour lui ou s'abstiendront.

      «Les princes d'Orléans, et surtout la Duchesse, sont atterrés; ils étaient dans la plus complète illusion, surtout sur les sentiments de l'armée. La Duchesse était convaincue qu'elle serait au premier jour aux Tuileries. On avait saisi, il y a six semaines (par le moyen d'un domestique), une lettre de M. Roger du Nord à la Duchesse d'Orléans, où il lui disait que tout était prêt, que Thiers assurait que dans un mois tout serait fini, et qu'on était sûr de Changarnier (qui, en même temps, par parenthèse, se promettait à nous). Le Président a cette lettre.

      «La vie du Président est fort menacée; il s'attend à être tué; il s'occupe de former d'avance une espèce de gouvernement militaire pour le cas de cet événement, qui serait bien malheureux pour tout le monde dans le moment actuel.

      «Il y a, dans les actes du Président, depuis le 2 décembre, une douceur et des égards très marqués pour le parti légitimiste. Nous verrons la suite de ces grands événements; c'est le premier pas de fait pour remonter l'échelle sociale.»

      Sagan, 28 décembre 1851.– Les journaux apportent des nouvelles d'Angleterre: la démission donnée et acceptée de lord Palmerston. C'est un soulagement universel, et qui déroutera la démagogie autant, pour le moins, que les coups d'État du Président. Mes vieilles rancunes et mes indignations subséquentes saluent cette chute ministérielle à cris de joie. Pourvu qu'elle soit définitive, et que ce méchant brandon soit éteint pour de bon! Hélas! Cette chute a été tardive: le mal s'est fait trop longtemps pour n'avoir pas creusé profondément; mais enfin, il vaut mieux un arrêt tardif qu'une durée indéfinie.

      1852

      Sagan, 1er janvier 1852.– Bon an! Puisse Dieu fermer toutes les plaies du passé, faciliter le présent et garantir l'avenir, car que sont tous nos efforts sans la grâce?

      Sagan, 5 janvier 1852.– Si lord Palmerston s'est retiré du Cabinet, il ne l'est pas de la politique, et je ne tiens pas le monstre pour accablé. Mais du moins cette retraite aura-t-elle eu le mérite de calmer bien des susceptibilités continentales, de donner une certaine satisfaction à de justes griefs et de décourager moralement les démagogues d'Italie et de Suisse. On finit par se conduire en politique comme dans la vie privée, c'est-à-dire, à se contenter des plus petits acomptes que de mauvais débiteurs vous apportent. Mais je ne me fais aucune illusion, et je ne crois encore à aucune durée, à aucun équilibre fixe nulle part. Le Président a beau rétablir les aigles impériales et faire remeubler les Tuileries, il n'en est, pour cela, pas plus définitivement établi que l'Europe n'est sauvée. Depuis 1793, le plus long régime en France n'a pas duré dix-huit ans accomplis.

       Sagan, 13 janvier 1852.– D'après ce qu'on m'écrit, Paris doit être vraiment fort curieux en ce moment. Il paraît que Mme de Lieven y tient salon comme par le passé, qu'elle n'arbore aucun drapeau, et que son salon reste terrain neutre pour tous. Il me semble difficile cependant qu'il ne se soit pas modifié. J'y ai vu au printemps dernier Molé, Berryer, Falloux, Changarnier, etc., qui sont tous ou boudeurs ou éparpillés.

      Berlin, 20 janvier 1852.– Je suis ici depuis trois jours. La Reine, avec laquelle j'ai eu l'honneur de causer hier, m'a dit que la Grande-Duchesse Stéphanie allait à Paris; puis, elle m'a paru regretter que lady Douglas, à laquelle elle s'intéresse beaucoup, ait pris une attitude secondaire auprès de la princesse Mathilde, qui n'est pas en trop bonne odeur ici.

      Le ministre de Russie, avec lequel j'ai dîné hier, m'a raconté que le Président se plaignait du salon de Mme de Lieven comme lui étant fort hostile, et que la princesse Mathilde en avait fait une scène au jeune d'Oubril.

      Berlin, 22 janvier 1852.– La Cour a commencé hier la série des fêtes qu'elle compte donner deux fois par semaine jusqu'au Carême. Hier, c'était un très beau concert dans la salle Blanche, qui s'y prête si bien, les femmes en grand habit,


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<p>35</p>

Les généraux Le Flô, Changarnier, Lamoricière et Bedeau.

<p>36</p>

M. de Falloux, ainsi que le duc de Luynes, le comte de Rességuier et bien d'autres, avait été emprisonné au Mont-Valérien, lors du coup d'État du 2 décembre.