La Débâcle. Emile Zola

La Débâcle - Emile Zola


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qu'à la gauche nous avions culbuté les Bavarois! Tonnerre de bon Dieu! Si nous avions été cent vingt mille, nous aussi! Si nous avions eu assez de canons et des chefs un peu moins serins!

      Et violents, exaspérés encore, dans leurs uniformes en guenilles, gris de poussière, Coutard et Picot se coupaient du pain, avalaient de gros morceaux de fromage, en jetant le cauchemar de leurs souvenirs, sous la jolie treille, aux grappes mûres, criblées par les flèches d'or du soleil. Maintenant, ils en étaient à l'effroyable déroute qui avait suivi, les régiments débandés, démoralisés, affamés, fuyant à travers champs, les grands chemins roulant une affreuse confusion d'hommes, de chevaux, de voitures, de canons, toute la débâcle d'une armée détruite, fouettée du vent fou de la panique. Puisqu'on n'avait point su se replier sagement et défendre les passages des Vosges, où dix mille hommes en auraient arrêté cent mille, on aurait dû au moins faire sauter les ponts, combler les tunnels. Mais les généraux galopaient, dans l'effarement, et une telle tempête de stupeur soufflait, emportant à la fois les vaincus et les vainqueurs, qu'un instant les deux armées s'étaient perdues, dans cette poursuite à tâtons sous le grand jour, Mac-Mahon filant vers Lunéville, tandis que le prince royal de Prusse le cherchait du côté des Vosges. Le 7, les débris du 1er corps traversaient Saverne, ainsi qu'un fleuve limoneux et débordé, charriant des épaves. Le 8, à Sarrebourg, le 5e corps venait tomber dans le 1er, comme un torrent démonté dans un autre, en fuite lui aussi, battu sans avoir combattu, entraînant son chef, le triste général de Failly, affolé de ce qu'on faisait remonter à son inaction la responsabilité de la défaite. Le 9, le 10, la galopade continuait, un sauve-qui-peut enragé qui ne regardait même pas en arrière. Le 11, sous une pluie battante, on descendait vers Bayon, pour éviter Nancy, à la suite d'une rumeur fausse qui disait cette ville au pouvoir de l'ennemi. Le 12, on campait à Haroué, le 13, à Vicherey; et, le 14, on était à Neufchâteau, où le chemin de fer, enfin, recueillit cette masse roulante d'hommes qu'il chargea à la pelle dans des trains, pendant trois jours, pour les transporter à Châlons. Vingt-quatre heures après le départ du dernier train, les Prussiens arrivaient.

      – Ah! foutu sort! conclut Picot, ce qu'il a fallu jouer des jambes!.. Et nous qu'on avait laissés à l'hôpital!

      Coutard achevait de vider la bouteille dans son verre et dans celui du camarade.

      – Oui, nous avons pris nos cliques et nos claques, et nous courons encore… Bah! ça va mieux tout de même, puisqu'on peut boire un coup à la santé de ceux qui n'ont pas eu la gueule cassée.

      Maurice, alors, comprit. Après la surprise imbécile de Wissembourg, l'écrasement de Froeschwiller était le coup de foudre, dont la lueur sinistre venait d'éclairer nettement la terrible vérité. Nous étions mal préparés, une artillerie médiocre, des effectifs menteurs, des généraux incapables; et l'ennemi, tant dédaigné, apparaissait fort et solide, innombrable, avec une discipline et une tactique parfaites. Le faible rideau de nos sept corps, disséminés de Metz à Strasbourg, venait d'être enfoncé par les trois armées allemandes, comme par des coins puissants. Du coup, nous restions seuls, ni l'Autriche, ni l'Italie ne viendraient, le plan de l'empereur s'était effondré dans la lenteur des opérations et dans l'incapacité des chefs. Et jusqu'à la fatalité qui travaillait contre nous, accumulant les contretemps, les coïncidences fâcheuses, réalisant le plan secret des Prussiens, qui était de couper en deux nos armées, d'en rejeter une partie sous Metz, pour l'isoler de la France, tandis qu'ils marcheraient sur Paris, après avoir anéanti le reste. Dès maintenant, cela apparaissait mathématique, nous devions être vaincus pour toutes les causes dont l'inévitable résultat éclatait, c'était le choc de la bravoure inintelligente contre le grand nombre et la froide méthode. On aurait beau disputer plus tard, la défaite, malgré tout, était fatale, comme la loi des forces qui mènent le monde.

      Brusquement, Maurice, les yeux rêveurs et perdus, relut là-bas, devant lui, le cri: vive Napoléon! Charbonné sur le grand mur jaune. Et il eut une sensation d'intolérable malaise, un élancement dont la brûlure lui trouait le coeur. C'était donc vrai que cette France, aux victoires légendaires, et qui s'était promenée, tambours battants, au travers de l'Europe, venait d'être culbutée du premier coup par un petit peuple dédaigné? Cinquante ans avaient suffi, le monde était changé, la défaite s'abattait effroyable sur les éternels vainqueurs. Et il se souvenait de tout ce que Weiss, son beau-frère, avait dit, pendant la nuit d'angoisse, devant Mulhouse. Oui, lui seul alors était clairvoyant, devinait les causes lentes et cachées de notre affaiblissement, sentait le vent nouveau de jeunesse et de force qui soufflait d'Allemagne. N'était-ce pas un âge guerrier qui finissait, un autre qui commençait? Malheur à qui s'arrête dans l'effort continu des nations, la victoire est à ceux qui marchent à l'avant-garde, aux plus savants, aux plus sains, aux plus forts!

      Mais, à ce moment, il y eut des rires, des cris de fille qu'on force et qui plaisante. C'était le lieutenant Rochas, qui, dans la vieille cuisine enfumée, égayée d'images d'Épinal, tenait entre ses bras la jolie servante, en troupier conquérant. Il parut sous la tonnelle, où il se fit servir un café; et, comme il avait entendu les dernières paroles de Coutard et de Picot, il intervint gaiement:

      – Bah! mes enfants, ce n'est rien, tout ça! C'est le commencement de la danse, vous allez voir la sacrée revanche, à cette heure!.. Pardi! Jusqu'à présent, ils se sont mis cinq contre un. Mais ça va changer, c'est moi qui vous en fiche mon billet!.. Nous sommes trois cent mille, ici. Tous les mouvements que nous faisons et qu'on ne comprend pas, c'est pour attirer les Prussiens sur nous, tandis que Bazaine, qui les surveille, va les prendre en queue… Alors, nous les aplatissons, crac! Comme cette mouche!

      D'une claque sonore, entre ses mains, il avait écrasé une mouche au vol; et il s'égayait plus haut, et il croyait de toute son innocence à ce plan si aisé, retombé d'aplomb dans sa foi au courage invincible. Obligeamment, il indiqua aux deux soldats la place exacte de leur régiment; puis, heureux, un cigare aux dents, il s'installa devant sa demi-tasse.

      – Le plaisir a été pour moi, camarades! Répondit Maurice à Coutard et à Picot qui s'en allaient, en le remerciant de son fromage et de sa bouteille de vin.

      Il s'était fait également servir une tasse de café, et il regardait le lieutenant, gagné par sa belle humeur, un peu surpris pourtant des trois cent mille hommes, lorsqu'on n'était guère plus de cent mille, et de sa singulière facilité à écraser les Prussiens entre l'armée de Châlons et l'armée de Metz. Mais il avait, lui aussi, un tel besoin d'illusion! Pourquoi ne pas espérer encore, lorsque le passé glorieux chantait toujours si haut dans sa mémoire? La vieille guinguette était si joyeuse, avec sa treille d'où pendait le clair raisin de France, doré de soleil! De nouveau, il eut une heure de confiance, au-dessus de la grande tristesse sourde amassée peu à peu en lui.

      Maurice avait un instant suivi des yeux un officier de chasseurs d'Afrique, accompagné d'une ordonnance, qui tous deux venaient de disparaître au grand trot, à l'angle de la maison silencieuse, occupée par l'empereur. Puis, comme l'ordonnance reparaissait seule et s'arrêtait avec les deux chevaux, à la porte du cabaret, il eut un cri de surprise.

      – Prosper!.. Moi qui vous croyais à Metz!

      C'était un homme de Remilly, un simple valet de ferme, qu'il avait connu enfant, lorsqu'il allait passer les vacances chez l'oncle Fouchard. Tombé au sort, il était depuis trois ans en Afrique, lorsque la guerre avait éclaté; et il avait bon air sous la veste bleu de ciel, le large pantalon rouge à bandes bleues et la ceinture de laine rouge, avec sa longue face sèche, ses membres souples et forts, d'une adresse extraordinaire.

      – Tiens! Cette rencontre!.. Monsieur Maurice!

      Mais il ne se pressait pas, conduisait à l'écurie les chevaux fumants, donnait surtout au sien un coup d'oeil paternel. L'amour du cheval, pris sans doute dès l'enfance, quand il menait les bêtes au labour, lui avait fait choisir la cavalerie.

      – C'est que nous arrivons de Monthois, plus de dix lieues d'une traite, reprit-il quand il revint; et Zéphir va prendre volontiers quelque chose.

      Zéphir, c'était son cheval. Lui, refusa de manger, accepta un café seulement. Il attendait son officier, qui attendait l'empereur. Ca pouvait durer cinq minutes, ça pouvait durer deux heures.


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