La Débâcle. Emile Zola

La Débâcle - Emile Zola


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sur le coteau, jusqu'au campement de l'artillerie de réserve, pour serrer la main du cousin Honoré. Son pied, reposé par la bonne nuit de sommeil, le faisait moins souffrir. C'était encore pour lui un émerveillement, le parc si bien dressé, les six pièces d'une batterie correctement en ligne, suivies des caissons, des prolonges, des fourragères, des forges. Plus loin, les chevaux, à la corde, hennissaient, les naseaux tournés vers le soleil levant. Et, tout de suite, il trouva la tente d'Honoré, grâce à l'ordre parfait qui assigne à tous les hommes d'une même pièce une file de tentes, de sorte que l'aspect seul d'un camp indique le nombre des canons.

      Quand Maurice arriva, les artilleurs, déjà debout, prenaient le café; et il y avait une querelle entre le conducteur de devant, Adolphe, et le pointeur, Louis, son compagnon. Depuis trois ans qu'ils étaient mariés ensemble, selon l'usage qui appareillait un conducteur et un servant, ils faisaient bon ménage, sauf quand on mangeait. Louis, plus instruit, fort intelligent, acceptait la dépendance où tout homme de cheval tient l'homme à pied, dressait la tente, allait à la corvée, soignait la soupe, pendant qu'Adolphe s'occupait de ses deux chevaux, d'un air d'absolue supériorité. Seulement, le premier, noir et maigre, affligé d'un appétit excessif, se révoltait, quand l'autre, très grand, avec ses grosses moustaches blondes, voulait se servir en maître. Ce matin-là, la querelle venait de ce que Louis, qui avait fait le café, accusait Adolphe de tout boire. Il fallut les réconcilier.

      Dès le réveil, chaque matin, Honoré allait voir sa pièce, la faisait, sous ses yeux, essuyer de la rosée de la nuit, comme s'il eût bouchonné une bête aimée, par crainte des rhumes qu'elle pourrait prendre. Et il était là, paternellement, à la regarder luire dans l'air frais de l'aube, lorsqu'il reconnut Maurice.

      – Tiens! Je savais le 106e dans le voisinage, j'ai reçu une lettre de Remilly, hier, et je voulais descendre… Allons donc boire le vin blanc.

      Pour être seuls tous deux, il l'emmena vers la petite ferme, que les soldats avaient pillée la veille, et où le paysan, incorrigible, âpre au gain quand même, venait d'installer une sorte de buvette, en mettant en perce un tonneau de vin blanc. Devant la porte, sur une planche, il distribuait sa marchandise, à quatre sous le verre, aidé par le garçon qu'il avait engagé depuis trois jours, le colosse blond, l'Alsacien.

      Déjà, Honoré trinquait avec Maurice, lorsque ses yeux tombèrent sur cet homme. Il le dévisagea un instant, stupéfait. Puis, il eut un juron terrible.

      – Tonnerre de Dieu! Goliath!

      Et il s'élança, il voulut le prendre à la gorge. Mais le paysan, s'imaginant qu'on allait de nouveau mettre sa maison à sac, sauta en arrière, se barricada. Il y eut un moment de confusion, tous les soldats présents se ruaient, pendant que le maréchal des logis, furieux, s'étranglait à crier:

      – Ouvrez donc, ouvrez donc, foutue bête!.. C'est un espion, je vous dis que c'est un espion!

      Maintenant, Maurice n'en doutait plus. Il venait de reconnaître parfaitement l'homme qu'on avait relâché au camp de Mulhouse, faute de preuves; et cet homme, c'était Goliath, l'ancien garçon de ferme du père Fouchard, à Remilly. Lorsque le paysan, enfin, consentit à ouvrir sa porte, on eut beau fouiller partout, l'Alsacien avait disparu, le colosse blond, à la bonne figure, que le général Bourgain-Desfeuilles avait inutilement interrogé la veille, et devant lequel, en dînant, il s'était confessé lui-même, en toute insouciance. Sans doute, le gaillard avait sauté par une fenêtre de derrière, qu'on trouva ouverte; mais on battit vainement les environs, lui si grand s'était évanoui, ainsi qu'une fumée.

      Maurice dut emmener à l'écart Honoré, dont le désespoir allait en dire trop long aux camarades, qui n'avaient pas besoin d'entrer dans ces tristes affaires de famille.

      – Tonnerre de Dieu! Je l'aurais étranglé de si bon coeur!.. Justement, ça m'avait enragé contre lui, cette lettre que j'ai reçue!

      Et, comme tous deux venaient, à quelques pas de la ferme, de s'asseoir contre une meule, il remit la lettre à son cousin.

      La commune histoire, que cet amour contrarié d'Honoré Fouchard et de Silvine Morange. Elle, une fille brune aux beaux yeux de soumission, avait perdu toute jeune sa mère, une ouvrière séduite, qui travaillait dans une usine de Raucourt; et c'était le docteur Dalichamp, son parrain d'occasion, un brave homme toujours prêt à adopter les enfants des malheureuses qu'il accouchait, qui avait eu l'idée de la placer comme petite servante chez le père Fouchard. Certes, le vieux paysan, devenu boucher par un besoin de lucre, promenant sa viande dans vingt communes des environs, était d'une avarice noire, d'une impitoyable dureté; mais il surveillerait la petite, elle aurait un sort, si elle travaillait. En tout cas, elle serait sauvée de la débauche de l'usine. Et il arriva naturellement que, chez le père Fouchard, le fils de la maison et la petite servante s'aimèrent. Honoré avait eu seize ans, quand Silvine en avait douze, et comme elle en avait seize, il en eut vingt, il tira au sort, ravi d'amener un bon numéro, résolu à l'épouser. Par une honnêteté rare, qui tenait à la nature réfléchie et calme du garçon, rien ne s'était passé entre eux que de grandes embrassades dans la grange. Mais, quand il parla de ce mariage au père, celui-ci exaspéré, têtu, déclara qu'il faudrait le tuer d'abord; et il garda la fille, tranquillement, espérant qu'ils se contenteraient ensemble, que ça se passerait. Pendant près de dix-huit mois encore, les jeunes gens s'adorèrent, se voulurent, sans se toucher. Puis, à la suite d'une scène abominable entre les deux hommes, le fils, ne pouvant rester davantage, s'engagea, fut envoyé en Afrique, pendant que le vieux s'obstinait à garder sa servante, dont il était content. Alors, ce fut l'affreuse chose: Silvine, qui avait juré d'attendre, se trouva un soir, quinze jours plus tard, dans les bras d'un garçon de ferme engagé depuis quelques mois, ce Goliath Steinberg, le Prussien comme on le nommait, un grand bon enfant aux petits cheveux blonds, à la large face rose toujours souriante, qui était le camarade, le confident d'Honoré. Le père Fouchard, sournoisement, avait-il poussé à cette aventure? Silvine s'était- elle donnée dans une minute d'inconscience ou avait-elle été à demi violentée, malade de chagrin, affaiblie encore par les larmes de la séparation? Elle ne savait plus elle-même, comme foudroyée, devenue enceinte, acceptant maintenant la nécessité d'un mariage avec Goliath. Lui, d'ailleurs, toujours souriant, ne disait pas non, reculait simplement la formalité jusqu'à la naissance du petit. Puis, brusquement, à la veille des couches, il disparut. On raconta plus tard qu'il était allé servir dans une autre ferme, du côté de Beaumont. Il y avait trois ans de cela, et personne à cette heure ne doutait que ce Goliath si bon homme, qui faisait si à l'aise des enfants aux filles, était un de ces espions dont l'Allemagne peuplait nos provinces de l'est. En Afrique, lorsque Honoré avait su cette histoire, il était resté trois mois à l'hôpital, comme si le grand soleil de là-bas l'avait assommé, d'un coup de tison à la nuque; et jamais il n'avait voulu profiter d'un congé pour revenir au pays, de crainte d'y revoir Silvine et l'enfant.

      Tandis que Maurice lisait la lettre, les mains de l'artilleur tremblaient. C'était une lettre de Silvine, la première, la seule qu'elle lui eût jamais écrite. À quel sentiment avait-elle obéi, cette soumise, cette silencieuse, dont les beaux yeux noirs prenaient parfois une fixité de résolution extraordinaire, dans son continuel servage? Elle disait simplement qu'elle le savait à la guerre et que, si elle ne devait pas le revoir, cela lui faisait trop de peine de penser qu'il pouvait mourir, en croyant qu'elle ne l'aimait plus. Elle l'aimait toujours, jamais elle n'avait aimé que lui; et elle répétait cela pendant quatre pages, en phrases qui revenaient pareilles, sans chercher d'excuses, sans tâcher même d'expliquer ce qui s'était passé. Et pas un mot de l'enfant, et rien qu'un adieu d'une infinie tendresse.

      Cette lettre toucha beaucoup Maurice, que son cousin, autrefois, avait pris pour confident. Il leva les yeux, le vit en larmes, l'embrassa fraternellement.

      – Mon pauvre Honoré!

      Mais déjà le maréchal des logis renfonçait son émotion. Il remit soigneusement la lettre sur sa poitrine, reboutonna sa veste.

      – Oui, ce sont des choses qui vous retournent… Ah! le bandit, si j'avais pu l'étrangler!.. Enfin, on verra.

      Les clairons sonnaient la levée du camp, et ils durent courir pour regagner chacun sa tente. D'ailleurs, les préparatifs du départ


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