La Débâcle. Emile Zola
de la voiture pâlissaient, éclairant à peine le chemin, au milieu de la vaste campagne noyée, toute pleine de rumeurs immenses, qui, à chaque kilomètre, les faisaient s'arrêter, croyant au passage d'une armée.
Cependant, là-bas, devant Vouziers, Jean n'avait point dormi. Depuis que Maurice lui avait expliqué comment cette retraite allait tout sauver, il veillait, empêchant ses hommes de s'écarter, attendant l'ordre de départ, que les officiers pouvaient donner d'une minute à l'autre. Vers deux heures, dans l'obscurité profonde, que les feux étoilaient de rouge, un grand bruit de chevaux traversa le camp: c'était la cavalerie qui partait en avant-garde, vers Ballay et Quatre-Champs, afin de surveiller les routes de Boult-Aux-Bois et de la Croix-Aux-Bois. Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent à leur tour en branle, quittant enfin ces positions de Falaise et de Chestres, que depuis deux grands jours elles s'entêtaient à défendre contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel s'était couvert, la nuit restait profonde, et chaque régiment s'éloignait dans le plus grand silence, un défilé d'ombres se dérobant au fond des ténèbres. Mais tous les coeurs battaient d'allégresse, comme si l'on eût échappé à un guet-apens. On se voyait déjà sous les murs de Paris, à la veille de la revanche.
Dans l'épaisse nuit, Jean regardait. La route était bordée d'arbres, et il lui semblait bien qu'elle traversait de vastes prairies. Puis, des montées, des descentes se produisirent. On arrivait à un village, qui devait être Ballay, lorsque la lourde nuée dont le ciel était obscurci, creva en une pluie violente. Les hommes avaient déjà reçu tant d'eau, qu'ils ne se fâchaient même plus, enflant les épaules. Mais Ballay était dépassé; et, à mesure qu'ils s'approchaient de Quatre-Champs, se levaient des rafales de vent furieux. Au delà, quand ils eurent monté sur le vaste plateau dont les terres nues vont jusqu'à Noirval, l'ouragan fit rage, ils furent battus par un effroyable déluge. Et ce fut au milieu de ces vastes terres, qu'un ordre de halte arrêta, un à un, tous les régiments. Le 7e corps entier, trente et quelques mille hommes, s'y trouva réuni, comme le jour naissait, un jour boueux dans un ruissellement d'eau grise. Que se passait-il? Pourquoi cette halte? Une inquiétude courait déjà dans les rangs, certains prétendaient que les ordres de marche venaient d'être changés. On leur avait fait mettre l'arme au pied, avec défense de rompre les rangs et de s'asseoir. Par instants, le vent balayait le haut plateau avec une violence telle, qu'ils devaient se serrer les uns contre les autres, pour n'être pas emportés. La pluie les aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale qui coulait sous leurs vêtements. Et deux heures s'écoulèrent, une interminable attente, on ne savait pourquoi, au milieu de l'angoisse qui de nouveau serrait tous les coeurs.
Jean, à mesure que le jour grandissait, tâchait de s'orienter. On lui avait montré, au nord-Ouest, de l'autre côté de Quatre-Champs, le chemin du Chesne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi avait-on tourné à droite, au lieu de tourner à gauche? Puis, ce qui l'intéressait, c'était l'état-major installé à la converserie, une ferme plantée au bord du plateau. On y semblait très effaré, des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et rien ne venait, que pouvaient-ils attendre? Le plateau était une sorte de cirque, des chaumes à l'infini, que dominaient, au nord et à l'est, des hauteurs boisées; vers le sud, s'étendaient des bois épais; tandis que, par une échappée, à l'ouest, on apercevait la vallée de l'Aisne, avec les petites maisons blanches de Vouziers. En dessous de la converserie, pointait le clocher d'ardoises de Quatre-Champs, noyé dans l'averse enragée, sous laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus du village. Et, comme Jean enfilait du regard la rue montante, il distingua très bien un cabriolet arrivant au grand trot, par la chaussée caillouteuse, changée en torrent.
C'était Maurice, qui, enfin, du coteau d'en face, à un coude de la route, venait d'apercevoir le 7e corps. Depuis deux heures, il battait le pays, trompé par les renseignements d'un paysan, égaré par la mauvaise volonté sournoise de son conducteur, à qui la peur des Prussiens donnait la fièvre. Dès qu'il atteignit la ferme, il sauta de voiture, trouva tout de suite son régiment.
Jean, stupéfait, lui cria:
– Comment, c'est toi! Pourquoi donc? Puisque nous allions te reprendre!
D'un geste, Maurice conta sa colère et sa peine.
– Ah! oui… On ne remonte plus par là, c'est par là-bas qu'on va, pour y crever tous!
– Bon! dit l'autre, tout pâle, après un silence.
On se fera au moins casser la gueule ensemble.
Et, comme ils s'étaient quittés, les deux hommes se retrouvèrent, en s'embrassant. Sous la pluie battante qui continuait, le simple soldat rentra dans le rang, tandis que le caporal donnait l'exemple, ruisselant, sans une plainte.
Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne se repliait plus sur Paris, on marchait de nouveau vers la Meuse. Un aide de camp du maréchal venait d'apporter au 7e corps l'ordre d'aller camper à Nouart; tandis que le 5e, se dirigeant sur Beauclair, prendrait la droite de l'armée, et que le 1er remplacerait au Chesne le 12e, en marche sur la besace, à l'aile gauche. Et, si, depuis près de trois heures, trente et quelques mille hommes restaient là, l'arme au pied, à attendre, sous les furieuses rafales, c'était que le général Douay, au milieu de la confusion déplorable de ce nouveau changement de front, éprouvait l'inquiétude la plus vive sur le sort du convoi, envoyé en avant, la veille, vers Chagny. Il fallait bien attendre qu'il eût rallié le corps. On racontait que ce convoi avait été coupé par celui du 12e corps, au Chesne. D'autre part, une partie du matériel, toutes les forges d'artillerie, s'étant trompées de route, revenaient de Terron par la route de Vouziers, où elles allaient sûrement tomber entre les mains des allemands. Jamais désordre ne fut plus grand, et jamais anxiété plus vive.
Alors, parmi les soldats, il y eut un véritable désespoir. Beaucoup voulaient s'asseoir sur leurs sacs, dans la boue de ce plateau détrempé, et attendre la mort, sous la pluie. Ils ricanaient, ils insultaient les chefs: ah! de fameux chefs, sans cervelle, défaisant le soir ce qu'ils avaient fait le matin, flânant quand l'ennemi n'était pas là, filant dès qu'il apparaissait! Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi, sans discipline, qu'on menait à la boucherie, par les hasards de la route. Là-bas, vers Vouziers, une fusillade venait d'éclater, des coups de feu échangés entre l'arrière-garde du 7e corps et l'avant-garde des troupes allemandes; et, depuis un instant, tous les regards se tournaient vers la vallée de l'Aisne, où, dans une éclaircie du ciel, montaient les tourbillons d'une épaisse fumée noire: on sut que c'était le village de Falaise qui brûlait, incendié par les uhlans. Une rage s'emparait des hommes. Quoi donc? Les Prussiens étaient là, maintenant! On les avait attendus deux jours, pour leur donner le temps d'arriver. Puis, on décampait. Obscurément, au fond des plus bornés, montait la colère de l'irréparable faute commise, cette attente imbécile, ce piège dans lequel on était tombé: les éclaireurs de la ive armée amusant la brigade Bordas, arrêtant, immobilisant un à un tous les corps de l'armée de Châlons, pour permettre au prince royal de Prusse d'accourir avec la IIIe armée. Et, à cette heure, grâce à l'ignorance du maréchal, qui ne savait encore quelles troupes il avait devant lui, la jonction se faisait, le 7e corps et le 5e allaient être harcelés, sous la continuelle menace d'un désastre.
Maurice, à l'horizon, regardait flamber Falaise. Mais il y eut un soulagement: le convoi qu'on avait cru perdu, déboucha du chemin du Chesne. Tout de suite, pendant que la première division restait à Quatre-Champs, pour attendre et protéger l'interminable défilé des bagages, la 2e se remettait en branle et gagnait Boult-Aux- Bois par la forêt, pendant que la 3e se postait, à gauche, sur les hauteurs de Belleville, afin d'assurer les communications. Et, comme le 106e enfin, au moment où redoublait la pluie, quittait le plateau, reprenant la marche scélérate vers la Meuse, à l'inconnu, Maurice revit l'ombre de l'empereur, allant et revenant d'un train morne, sur les petits rideaux de la vieille Madame Desroches. Ah! cette armée de la désespérance, cette armée en perdition qu'on envoyait à un écrasement certain, pour le salut d'une dynastie! Marche, marche, sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l'extermination!
VI
– Tonnerre de Dieu! dit le lendemain matin Chouteau en s'éveillant, rompu et glacé