La Débâcle. Emile Zola

La Débâcle - Emile Zola


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des carottes d'un champ voisin. Dans l'impossibilité de les faire cuire, ils les croquèrent crues; mais elles exaspéraient leur faim, Pache en fut malade.

      – Non, non, laissez-le dormir, dit Jean à Chouteau, qui secouait

      Maurice pour lui donner sa part.

      – Ah! dit Lapoulle, demain, quand nous serons à Angoulême, nous aurons du pain… J'ai eu un cousin militaire, à Angoulême. Bonne garnison.

      On s'étonnait, Chouteau cria:

      – Comment, à Angoulême? … En voilà un bougre de serin qui se croit à Angoulême!

      Et il fut impossible de tirer une explication de Lapoulle. Il croyait qu'on allait à Angoulême.

      C'était lui qui, le matin, à la vue des uhlans, avait soutenu que c'étaient des soldats à Bazaine.

      Alors, le camp tomba dans une nuit d'encre, dans un silence de mort. Malgré la fraîcheur de la nuit, on avait défendu d'allumer des feux. On savait les Prussiens à quelques kilomètres, les bruits eux-mêmes s'assourdissaient, de crainte de leur donner l'éveil. Déjà, les officiers avaient averti leurs hommes qu'on partirait vers quatre heures du matin, pour rattraper le temps perdu; et tous, en hâte, dormaient gloutonnement, anéantis. Au- dessus des campements dispersés, la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres, comme l'haleine même de la terre.

      Brusquement, un coup de feu réveilla l'escouade. La nuit était encore profonde, il pouvait être trois heures. Tous furent sur pied, l'alerte gagna de proche en proche, on crut à une attaque de l'ennemi. Et ce n'était que Loubet, qui, ne dormant plus, avait eu l'idée de s'enfoncer dans le bois de chênes, où il devait y avoir du lapin: quelle noce, si, dès le petit jour, il rapportait une paire de lapins aux camarades! Mais, comme il cherchait un bon poste d'affût, il entendit des hommes venir à lui, causant, cassant les branches, et il s'effara, il lâcha son coup de feu, croyant avoir affaire à des Prussiens.

      Déjà, Maurice, Jean, d'autres arrivaient, lorsqu'une voix enrouée s'éleva:

      – Ne tirez pas, nom de Dieu!

      C'était, à la lisière du bois, un homme grand et maigre, dont on distinguait mal l'épaisse barbe en broussaille. Il portait une blouse grise, serrée à la taille par une ceinture rouge, et avait un fusil en bandoulière. Tout de suite, il expliqua qu'il était Français, franc-tireur, sergent, et qu'il venait, avec deux de ses hommes, des bois de Dieulet, pour donner des renseignements au général.

      – Eh! Cabasse! Ducat! cria-t-il en se retournant, eh! Bougres de feignants, arrivez donc!

      Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils s'approchèrent pourtant, Ducat petit et gros, blême, les cheveux rares, Cabasse grand et sec, la face noire, avec un long nez en lame de couteau.

      Cependant, Maurice qui examinait de près le sergent, avec surprise, finit par lui demander:

      – Dites donc, est-ce que vous n'êtes pas Guillaume Sambuc, de

      Remilly?

      Et, comme celui-ci, après une hésitation, l'air inquiet, disait oui, le jeune homme eut un léger mouvement de recul, car ce Sambuc passait pour être un terrible chenapan, digne fils d'une famille de bûcherons qui avait mal tourné, le père ivrogne, trouvé un soir la gorge coupée, au coin d'un bois, la mère et la fille mendiantes et voleuses, disparues, tombées à quelque maison de tolérance. Lui, Guillaume, braconnait, faisait la contrebande; et un seul petit de cette portée de loups avait grandi honnête, Prosper, le chasseur d'Afrique, qui, avant d'avoir la chance d'être soldat, s'était fait garçon de ferme, en haine de la forêt.

      – J'ai vu votre frère à Reims et à Vouziers, reprit Maurice. Il se porte bien.

      Sambuc ne répondit pas. Puis, pour couper court:

      – Menez-moi au général. Dites-lui que ce sont les francs-tireurs des bois de Dieulet, qui ont une communication importante à lui faire.

      Alors, pendant qu'on revenait vers le camp, Maurice songea à ces compagnies franches, sur lesquelles on avait fondé tant d'espérances, et qui déjà, de partout, soulevaient des plaintes. Elles devaient faire la guerre d'embuscade, attendre l'ennemi derrière les haies, le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir les bois d'où pas un Prussien ne sortirait. Et, à la vérité, elles étaient en train de devenir la terreur des paysans, qu'elles défendaient mal et dont elles ravageaient les champs. Par exécration du service militaire régulier, tous les déclassés se hâtaient d'en faire partie, heureux d'échapper à la discipline, de battre les buissons comme des bandits en goguette, dormant et godaillant au hasard des routes. Dans certaines de ces compagnies, le recrutement fut vraiment déplorable.

      – Eh! Cabasse, eh! Ducat, continuait à répéter Sambuc, en se retournant à chaque pas, arrivez donc, feignants!

      Ces deux-Là aussi, Maurice les sentait terribles.

      Cabasse, le grand sec, né à Toulon, ancien garçon de café à Marseille, échoué à Sedan comme placier de produits du Midi, avait failli tâter de la police correctionnelle, toute une histoire de vol restée obscure. Ducat, le petit gros, un ancien huissier de Blainville, forcé de vendre sa charge après des aventures malpropres avec des petites filles, venait encore de risquer la cour d'assises, pour les mêmes ordures, à Raucourt, où il était comptable, dans une fabrique. Ce dernier citait du latin, tandis que l'autre savait à peine lire; mais tous les deux faisaient la paire, une paire inquiétante de louches figures.

      Déjà, le camp s'éveillait. Jean et Maurice conduisirent les francs-tireurs au capitaine Beaudoin, qui les mena au colonel De Vineuil.

      Celui-ci les interrogea; mais Sambuc, conscient de son importance, voulait absolument parler au général; et, comme le général Bourgain-Desfeuilles, qui avait couché chez le curé d'Oches, venait de paraître sur le seuil du presbytère, maussade de ce réveil en pleine nuit, pour une journée nouvelle de famine et de fatigue, il fit à ces hommes qu'on lui amenait un accueil furieux.

      – D'où viennent-ils? Qu'est-ce qu'ils veulent? … Ah! c'est vous, les francs-tireurs! Encore des traîne-la-patte, hein!

      – Mon général, expliqua Sambuc, sans se déconcerter, nous tenons avec les camarades les bois de Dieulet…

      – Où ça, les bois de Dieulet?

      – Entre Stenay et Mouzon, mon général.

      – Stenay, Mouzon, connais pas, moi! Comment voulez-vous que je me retrouve, avec tous ces noms nouveaux?

      Gêné, le colonel De Vineuil intervint discrètement, pour lui rappeler que Stenay et Mouzon étaient sur la Meuse, et que, les allemands ayant occupé la première de ces villes, on allait tenter, par le pont de la seconde, plus au nord, le passage du fleuve.

      – Enfin, mon général, reprit Sambuc, nous sommes venus pour vous avertir que les bois de Dieulet, à cette heure, sont pleins de Prussiens… Hier, comme le 5e corps quittait Bois-les-Dames, il a eu un engagement, du côté de Nouart…

      – Comment! hier, on s'est battu?

      – Mais oui, mon général, le 5e corps s'est battu en se repliant, et il doit être, cette nuit, à Beaumont… Alors, pendant que des camarades sont allés le renseigner sur les mouvements de l'ennemi, nous autres, nous avons eu l'idée de venir vous dire la situation, pour que vous lui portiez secours, car il va avoir sûrement soixante mille hommes sur les bras, demain matin.

      Le général Bourgain-Desfeuilles, à ce chiffre, haussa les épaules.

      – Soixante mille hommes, fichtre! pourquoi pas cent mille? … Vous rêvez, mon garçon. La peur vous a fait voir double. Il ne peut y avoir si près de nous soixante mille hommes, nous le saurions.

      Et il s'entêta. Vainement Sambuc appela à son aide les témoignages de Ducat et de Cabasse.

      – Nous avons vu les canons, affirma le provençal. Et il faut que ces bougres-là soient des enragés, pour les risquer dans les chemins de la forêt, où l'on enfonce jusqu'au mollet, à cause de la pluie de ces derniers jours.

      – Quelqu'un


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