La Débâcle. Emile Zola
Muet, le capitaine Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas, sourdement, mâchait des gros mots, des injures contre tous et contre lui-même. Et, même parmi les soldats qui n'avaient pas envie de se battre, parmi les moins braves, un besoin de hurler et de cogner montait, la colère de la continuelle défaite, la rage de s'en aller encore à pas lourds et vacillants, pendant que ces sacrés Prussiens égorgeaient là-bas des camarades.
Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet descend parmi des monticules, la route s'était élargie, les troupes traversaient de vastes terres, coupées de petits bois. À chaque instant, depuis Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant à l'arrière-garde, s'attendait à être attaqué; car l'ennemi suivait la colonne pas à pas, la surveillant, guettant sans doute la minute favorable pour la prendre en queue. De la cavalerie, profitant des moindres plis de terrain, tentait de gagner sur les flancs. On vit plusieurs escadrons de la garde Prussienne déboucher derrière un bois; mais ils s'arrêtèrent, devant la démonstration d'un régiment de hussards, qui s'avança, balayant la route. Et, grâce à ce répit, la retraite continuait à s'effectuer en assez bon ordre, on approchait de Raucourt, lorsqu'un spectacle vint redoubler les angoisses, en achevant de démoraliser les soldats. Tout d'un coup, par un chemin de traverse, on aperçut une cohue qui se précipitait, des officiers blessés, des soldats débandés et sans armes, des voitures du train galopant, les hommes et les bêtes fuyant, affolés sous un vent de désastre. C'étaient les débris d'une brigade de la première division, qui escortait le convoi, parti le matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de route, une malchance effroyable venait de faire tomber cette brigade et une partie du convoi, à Varniforêt, près de Beaumont, en pleine déroute du 5e corps. Surpris, attaqués de flanc, succombant sous le nombre, ils avaient fui, et la panique les ramenait, ensanglantés, hagards, à demi fous, bouleversant leurs camarades de leur épouvante. Leurs récits semaient l'effroi, ils étaient comme apportés par le tonnerre grondant de ce canon que l'on entendait depuis midi, sans relâche.
Alors, en traversant Raucourt, ce fut l'anxiété, la bousculade éperdue. Devait-on tourner à droite, vers Autrecourt, pour aller passer la Meuse à Villers, ainsi que cela était décidé? Troublé, hésitant, le général Douay craignit d'y trouver le pont encombré, peut-être déjà au pouvoir des Prussiens. Et il préféra continuer tout droit, par le défilé d'Haraucourt, afin d'atteindre Remilly avant la nuit. Après Mouzon, Villers, et après Villers, Remilly: on remontait toujours, avec le galop des uhlans derrière soi. Il n'y avait plus que six kilomètres à franchir, mais il était déjà cinq heures, et quelle écrasante fatigue! Depuis l'aube, on était sur pied, on avait mis douze heures pour faire à peine trois lieues, piétinant, s'épuisant dans des attentes sans fin, au milieu des émotions et des craintes les plus vives. Les deux nuits dernières, les hommes avaient à peine dormi, et ils n'avaient pas mangé à leur faim, depuis Vouziers. Ils tombaient d'inanition. Dans Raucourt, ce fut pitoyable.
La petite ville est riche, avec ses nombreuses fabriques, sa grande rue bien bâtie aux deux bords de la route, son église et sa mairie coquettes. Seulement, la nuit qu'y avaient passée l'empereur et le maréchal De Mac-Mahon, dans l'encombrement de l'état-major et de la maison impériale, et le passage ensuite du 1er corps entier, qui, toute la matinée, avait coulé par la route comme un fleuve, venaient d'y épuiser les ressources, vidant les boulangeries et les épiceries, balayant jusqu'aux miettes des maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de pain, plus de vin, plus de sucre, plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange. On avait vu des dames, devant leurs portes, distribuant des verres de vin et des tasses de bouillon, jusqu'à la dernière goutte des tonneaux et des marmites. Et c'était fini, et, lorsque les premiers régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc? Ca recommençait, il y en avait toujours! De nouveau, la grande rue charriait des hommes exténués, couverts de poussière, mourants de faim, sans qu'on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup s'arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les mains vers les fenêtres, suppliant qu'on leur jetât un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui sanglotaient, en leur faisant signe qu'elles ne pouvaient pas, qu'elles n'avaient plus rien.
Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d'un éblouissement, chancela. Et, comme Jean s'empressait:
– Non, laisse-moi, c'est la fin… J'aime mieux crever ici.
Il s'était laissé tomber sur une borne. Le caporal affecta la rudesse d'un chef mécontent.
– Nom de Dieu! Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil? … Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens? Allons, debout!
Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus, livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura encore, mais sur un ton d'infinie pitié.
– Nom de Dieu! Nom de Dieu!
Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d'eau, il revint lui en baigner le visage.
Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé, il se mit à le briser en petits morceaux, qu'il lui introduisait entre les dents. L'affamé ouvrit les yeux, dévora.
– Mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant, tu ne l'as donc pas mangé?
– Oh! Moi, dit Jean, j'ai la peau plus dure, je puis attendre…
Un bon coup de sirop de grenouille, et me voilà d'aplomb!
Il était allé remplir de nouveau sa gamelle, il la vida d'un trait, en faisant claquer sa langue. Et il avait, lui aussi, le visage d'une pâleur terreuse, si dévoré de faim, que ses mains en tremblaient.
– En route! Mon petit, faut rejoindre les camarades.
Maurice s'abandonna à son bras, se laissa emporter comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au coeur. Dans l'écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en face, cela était pour lui d'un réconfort délicieux, de sentir un être l'aimer et le soigner; et peut-être l'idée que ce coeur tout à lui était celui d'un simple, d'un paysan resté près de la terre, dont il avait eu d'abord la répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie. N'était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l'amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin d'assistance, devant la menace de la nature ennemie? Il entendait battre son humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant; tandis que Jean, sans analyser sa sensation, goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emportée dans un affreux drame, il se croyait sans coeur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de ces créatures dont on souffre tant, même quand elles ne sont pas mauvaises. Et l'amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement: on avait beau ne pas s'embrasser, on se touchait à fond, on était l'un dans l'autre, si différent que l'on fût, sur cette terrible route de Remilly, l'un soutenant l'autre, ne faisant plus qu'un être de pitié et de souffrance.
Comme l'arrière-garde quittait Raucourt, les allemands, à l'autre bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière; un autre s'enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu'à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l'on s'enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d'arbres; si une poignée de Prussiens s'était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d'une attaque possible, les troupes n'avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d'énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l'heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l'éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu'une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d'un