Nana. Emile Zola
perfection. Il était inutile de déranger Zoé, qui avait disparu; un coin de la table suffirait; et l'on retroussa la nappe, par-dessus les assiettes sales. Mais, comme madame Maloir allait prendre elle-même les cartes dans un tiroir du buffet, Nana dit qu'avant de se mettre au jeu, elle serait bien gentille de lui faire une lettre. Ça l'ennuyait d'écrire, puis elle n'était pas sûre de son orthographe, tandis que sa vieille amie tournait des lettres pleines de coeur. Elle courut chercher du beau papier dans sa chambre. Un encrier, une bouteille d'encre de trois sous, traînait sur un meuble, avec une plume empâtée de rouille. La lettre était pour Daguenet. Madame Maloir, d'elle-même, mit de sa belle anglaise: «Mon petit homme chéri»; et elle l'avertissait ensuite de ne pas venir le lendemain, parce que «ça ne se pouvait pas»; mais, «de loin comme de près, à tous les moments, elle était avec lui en pensée».
– Et je termine par «mille baisers», murmura-t-elle.
Madame Lerat avait approuvé chaque phrase d'un mouvement de tête. Ses regards flambaient, elle adorait se trouver dans les histoires de coeur. Aussi voulut-elle mettre du sien, prenant un air tendre, roucoulant:
– «Mille baisers sur tes beaux yeux.»
– C'est ça: «Mille baisers sur tes beaux yeux!» répéta Nana, pendant qu'une expression béate passait sur les visages des deux vieilles.
On sonna Zoé pour qu'elle descendît la lettre à un commissionnaire. Justement, elle causait avec le garçon du théâtre, qui apportait à madame un bulletin de service, oublié le matin. Nana fit entrer cet homme, qu'elle chargea de porter la lettre chez Daguenet, en s'en retournant. Puis, elle lui posa des questions. Oh! M. Bordenave était bien content; il y avait déjà de la location pour huit jours; madame ne s'imaginait pas le nombre de personnes qui demandaient son adresse depuis le matin. Quand le garçon fut parti, Nana dit qu'elle resterait au plus une demi-heure dehors. Si des visites venaient, Zoé ferait attendre. Comme elle parlait, la sonnerie électrique tinta. C'était un créancier, le loueur de voitures; il s'était installé sur la banquette de l'antichambre. Celui-là pouvait tourner ses pouces jusqu'au soir; rien ne pressait.
– Allons, du courage! dit Nana, engourdie de paresse, bâillant et s'étirant de nouveau. Je devrais être là-bas.
Pourtant, elle ne bougeait point. Elle suivait le jeu de sa tante, qui venait d'annoncer cent d'as. Le menton dans la main, elle s'absorbait. Mais elle eut un sursaut, en entendant sonner trois heures.
– Nom de Dieu! lâcha-t-elle brutalement.
Alors, madame Maloir, qui comptait les brisques, l'encouragea de sa voix molle.
– Ma petite, il vaudrait mieux vous débarrasser de votre course tout de suite.
– Fais vite, dit madame Lerat en battant les cartes. Je prendrai le train de quatre heures et demie, si tu es ici avec l'argent avant quatre heures.
– Oh! ça ne traînera pas, murmura-t-elle.
En dix minutes, Zoé, l'aida à passer une robe et à mettre un chapeau. Ça lui était égal, d'être mal fichue. Comme elle allait descendre, il y eut un nouveau tintement de la sonnerie. Cette fois, c'était le charbonnier. Eh bien! il tiendrait compagnie au loueur de voitures; ça les distrairait, ces gens. Seulement, craignant une scène, elle traversa la cuisine et fila par l'escalier de service. Elle y passait souvent, elle en était quitte pour relever ses jupes.
– Quand on est bonne mère, ça fait tout pardonner, dit sentencieusement madame Maloir, restée seule avec madame Lerat.
– J'ai quatre-vingts de roi, répondit celle-ci, que le jeu passionnait.
Et toutes deux s'enfoncèrent dans une partie interminable.
La table n'avait pas été desservie. Une buée trouble emplissait la pièce, l'odeur du déjeuner, la fumée des cigarettes. Ces dames s'étaient remises à prendre des canards. Il y avait vingt minutes qu'elles jouaient en sirotant, lorsque, à un troisième appel de la sonnerie, Zoé entra brusquement et les bouscula, comme des camarades à elle.
– Dites donc, on sonne encore… Vous ne pouvez pas rester là.
S'il vient beaucoup de monde, il me faut tout l'appartement…
Allons, houp! houp!
Madame Maloir voulait finir la partie; mais Zoé ayant fait mine de sauter sur les cartes, elle se décida à enlever le jeu, sans rien déranger, pendant que madame Lerat déménageait la bouteille de cognac, les verres et le sucre. Et toutes deux coururent à la cuisine, où elles s'installèrent sur un bout de la table, entre les torchons qui séchaient et la bassine encore pleine d'eau de vaisselle.
– Nous avons dit trois cent quarante… A vous.
– Je joue du coeur.
Lorsque Zoé revint, elle les trouva de nouveau absorbées. Au bout d'un silence, comme madame Lerat battait les cartes, madame Maloir demanda:
– Qui est-ce?
– Oh! personne, répondit la bonne négligemment, un petit jeune homme… Je voulais le renvoyer, mais il est si joli, sans un poil de barbe, avec ses yeux bleus et sa figure de fille, que j'ai fini par lui dire d'attendre… Il tient un énorme bouquet dont il n'a jamais consenti à se débarrasser… Si ce n'est pas à lui allonger des claques, un morveux qui devrait être encore au collège!
Madame Lerat alla chercher une carafe d'eau, pour faire un grog; les canards l'avaient altérée. Zoé murmura que, tout de même, elle en boirait bien un aussi. Elle avait, disait-elle, la bouche amère comme du fiel.
– Alors, vous l'avez mis…? reprit madame Maloir.
– Tiens! dans le cabinet du fond, la petite pièce qui n'est pas meublée… Il y a tout juste une malle à madame et une table. C'est là que je loge les pignoufs.
Et elle sucrait fortement son grog, lorsque la sonnerie électrique la fit sauter. Nom d'un chien! est-ce qu'on ne la laisserait pas boire tranquillement? Ça promettait, si le carillon commençait déjà. Pourtant, elle courut ouvrir. Puis, à son retour, voyant madame Maloir qui l'interrogeait du regard:
– Rien, un bouquet.
Toutes trois se rafraîchirent, en se saluant d'un signe de tête. Il y eut, coup sur coup, deux autres sonneries, pendant que Zoé desservait enfin la table, rapportant les assiettes sur l'évier, une à une. Mais tout cela n'était pas sérieux. Elle tenait la cuisine au courant, elle répéta deux fois sa phrase dédaigneuse:
– Rien, un bouquet.
Cependant, ces dames, entre deux levées de cartes, eurent un rire, en lui entendant raconter la tête des créanciers, dans l'antichambre, lorsque les fleurs arrivaient. Madame trouverait ses bouquets sur sa toilette. Dommage que ce fût si cher et qu'on ne pût en tirer seulement dix sous. Enfin, il y avait bien de l'argent perdu.
– Moi, dit madame Maloir, je me contenterais par jour de ce que les hommes dépensent en fleurs pour les femmes, à Paris.
– Je crois bien, vous n'êtes pas difficile, murmura madame Lerat. On aurait seulement l'argent du fil… Ma chère, soixante de dames.
Il était quatre heures moins dix. Zoé s'étonnait, ne comprenant pas que madame restât si longtemps dehors. D'ordinaire, lorsque madame se trouvait forcée de sortir, l'après-midi, elle emballait ça, et rondement. Mais madame Maloir déclara qu'on ne faisait pas toujours les choses comme on voulait. Certainement, il y avait des anicroches dans la vie, disait madame Lerat. Le mieux était d'attendre; si sa nièce s'attardait, ça devait être que ses occupations la retenaient, n'est-ce pas? D'ailleurs, on ne peinait guère. Il faisait bon dans la cuisine. Et, comme elle n'avait plus de coeur, madame Lerat jeta du carreau.
La sonnerie recommençait. Quand Zoé reparut, elle était tout allumée.
– Mes enfants, le gros Steiner! dit-elle dès la porte, en baissant la voix. Celui-là, je l'ai mis dans le petit salon.
Alors, madame Maloir parla du banquier à madame Lerat, qui ne connaissait pas ces messieurs. Est-ce qu'il était en train de lâcher Rose Mignon? Zoé hochait la tête, elle savait des