Nana. Emile Zola
femmes baisaient Laure sur la bouche. Et, comme la comtesse Sabine tournait la tête, ayant saisi un mot au passage, ils se reculèrent, se frottant l'un contre l'autre, égayés, allumés. Près d'eux, ils n'avaient pas remarqué Georges Hugon, qui les écoutait, en rougissant si fort, qu'un flot rose allait de ses oreilles à son cou de fille. Ce bébé était plein de honte et de ravissement. Depuis que sa mère l'avait lâché dans le salon, il tournait derrière madame de Chezelles, la seule femme qui lui parût chic. Et encore Nana l'enfonçait joliment!
– Hier soir, disait madame Hugon, Georges m'a menée au théâtre. Oui, aux Variétés, où je n'avais certainement plus mis les pieds depuis dix ans. Cet enfant adore la musique… Moi, ça ne m'a guère amusée, mais il était si heureux!.. On fait des pièces singulières, aujourd'hui. D'ailleurs la musique me passionne peu, je l'avoue.
– Comment! madame, vous n'aimez pas la musique! s'écria madame Du Joncquoy en levant les yeux au ciel. Est-il possible qu'on n'aime pas la musique!
Ce fut une exclamation générale. Personne n'ouvrit la bouche de cette pièce des Variétés, à laquelle la bonne madame Hugon n'avait rien compris; ces dames la connaissaient, mais elles n'en parlaient pas. Tout de suite, on se jeta dans le sentiment, dans une admiration raffinée et extatique des maîtres. Madame Du Joncquoy n'aimait que Weber, madame Chantereau tenait pour les Italiens. Les voix de ces dames s'étaient faites molles et languissantes. On eût dit, devant la cheminée, un recueillement d'église, le cantique discret et pâmé d'une petite chapelle.
– Voyons, murmura Vandeuvres en ramenant Fauchery au milieu du salon, il faut pourtant que nous inventions une femme pour demain. Si nous demandions à Steiner?
– Oh! Steiner, dit le journaliste, quand il a une femme, c'est que Paris n'en veut plus.
Vandeuvres, cependant, cherchait autour de lui.
– Attendez, reprit-il. J'ai rencontré l'autre jour Foucarmont avec une blonde charmante. Je vais lui dire qu'il l'amène.
Et il appela Foucarmont. Rapidement, ils échangèrent quelques mots. Une complication dut se présenter, car tous deux, marchant avec précaution, enjambant les jupes des dames, s'en allèrent trouver un autre jeune homme, avec lequel ils continuèrent l'entretien, dans l'embrasure d'une fenêtre. Fauchery, resté seul, se décidait à s'approcher de la cheminée, au moment où madame Du Joncquoy déclarait qu'elle ne pouvait entendre jouer du Weber sans voir aussitôt des lacs, des forêts, des levers de soleil sur des campagnes trempées de rosée; mais une main le toucha à l'épaule, tandis qu'une voix disait derrière lui:
– Ce n'est pas gentil.
– Quoi donc? demanda-t-il en se tournant et en reconnaissant la Faloise.
– Ce souper, pour demain… Tu aurais bien pu me faire inviter.
Fauchery allait enfin répondre, lorsque Vandeuvres revint lui dire:
– Il paraît que ce n'est pas une femme à Foucarmont; c'est le collage de ce monsieur, là-bas… Elle ne pourra pas venir. Quelle déveine!.. Mais j'ai racolé tout de même Foucarmont. Il tâchera d'avoir Louise, du Palais-Royal.
– Monsieur de Vandeuvres, demanda madame Chantereau qui haussait la voix, n'est-ce pas qu'on a sifflé Wagner, dimanche?
– Oh! atrocement, madame, répondit-il en s'avançant avec son exquise politesse.
Puis, comme on ne le retenait pas, il s'éloigna, il continua à l'oreille du journaliste:
– Je vais encore en racoler… Ces jeunes gens doivent connaître des petites filles.
Alors, on le vit, aimable, souriant, aborder les hommes et causer aux quatre coins du salon. Il se mêlait aux groupes, glissait une phrase dans le cou de chacun, se retournait avec des clignements d'yeux et des signes d'intelligence. C'était comme un mot d'ordre qu'il distribuait, de son air aisé. La phrase courait, on prenait rendez-vous; pendant que les dissertations sentimentales des dames sur la musique couvraient le petit bruit fiévreux de cet embauchage.
– Non, ne parlez pas de vos Allemands, répétait madame Chantereau. Le chant, c'est la gaieté, c'est la lumière…
Avez-vous entendu la Patti dans le Barbier?
– Délicieuse! murmura Léonide, qui ne tapait que des airs d'opérette sur son piano.
La comtesse Sabine, cependant, avait sonné. Lorsque les visiteurs étaient peu nombreux, le mardi, on servait le thé dans le salon même. Tout en faisant débarrasser un guéridon par un valet, la comtesse suivait des yeux le comte de Vandeuvres. Elle gardait ce sourire vague qui montrait un peu de la blancheur de ses dents. Et, comme le comte passait, elle le questionna.
– Que complotez-vous donc, monsieur de Vandeuvres?
– Moi, madame? répondit-il tranquillement, je ne complote rien.
– Ah!.. Je vous voyais si affairé… Tenez, vous allez vous rendre utile.
Elle lui mit dans les mains un album, en le priant de le porter sur le piano. Mais il trouva moyen d'apprendre tout bas à Fauchery qu'on aurait Tatan Néné, la plus belle gorge de l'hiver, et Maria Blond, celle qui venait de débuter aux Folies-Dramatiques. Cependant, la Faloise l'arrêtait à chaque pas, attendant une invitation. Il finit par s'offrir. Vandeuvres l'engagea tout de suite; seulement, il lui fit promettre d'amener Clarisse; et comme la Faloise affectait de montrer des scrupules, il le tranquillisa en disant:
– Puisque je vous invite! Ça suffit.
La Faloise aurait pourtant bien voulu savoir le nom de la femme. Mais la comtesse avait rappelé Vandeuvres, qu'elle interrogeait sur la façon dont les Anglais faisaient le thé. Il se rendait souvent en Angleterre, où ses chevaux couraient. Selon lui, les Russes seuls savaient faire le thé; et il indiqua leur recette. Puis, comme s'il eût continué tout un travail intérieur pendant qu'il parlait, il s'interrompit pour demander:
– A propos, et le marquis? Est-ce que nous ne devions pas le voir?
– Mais si, mon père m'avait promis formellement, répondit la comtesse. Je commence à être inquiète… Ses travaux l'auront retenu.
Vandeuvres eut un sourire discret. Lui aussi paraissait se douter de quelle nature étaient les travaux du marquis de Chouard. Il avait songé à une belle personne que le marquis menait parfois à la campagne. Peut-être pourrait-on l'avoir.
Cependant, Fauchery jugea que le moment était arrivé de risquer l'invitation au comte Muffat. La soirée s'avançait.
– Sérieusement? demanda Vandeuvres, qui croyait à une plaisanterie.
– Très sérieusement… Si je ne fais pas ma commission, elle m'arrachera les yeux. Une toquade, vous savez.
– Alors, je vais vous aider, mon cher.
Onze heures sonnaient. La comtesse, aidée de sa fille, servait le thé. Comme il n'était guère venu que des intimes, les tasses et les assiettes de petits gâteaux circulaient familièrement. Même les dames ne quittaient pas leurs fauteuils, devant le feu, buvant à légères gorgées, croquant les gâteaux du bout des doigts. De la musique, la causerie était tombée aux fournisseurs. Il n'y avait que Boissier pour les fondants et que Catherine pour les glaces; cependant, madame Chantereau soutenait Latinville. Les paroles se faisaient plus lentes, une lassitude endormait le salon. Steiner s'était remis à travailler sourdement le député, qu'il tenait bloqué dans le coin d'une causeuse. M. Venot, dont les sucreries devaient avoir gâté les dents, mangeait des gâteaux secs, coup sur coup, avec un petit bruit de souris; tandis que le chef de bureau, le nez dans une tasse, n'en finissait plus. Et la comtesse, sans hâte, allait de l'un à l'autre, n'insistant pas, restant là quelques secondes à regarder les hommes d'un air d'interrogation muette, puis souriant et passant. Le grand feu l'avait rendue toute rose, elle semblait être la soeur de sa fille, si sèche et si gauche auprès d'elle. Comme elle s'approchait de Fauchery, qui causait avec son mari et Vandeuvres, elle remarqua qu'on se taisait; et elle ne s'arrêta pas, elle donna plus loin, à Georges Hugon, la tasse de thé qu'elle offrait.
– C'est une dame qui désire