Nana. Emile Zola
de le faire taire, parce que, disait-elle, quand il était comme ça taquin avec les autres, ça finissait toujours mal pour elle. Il avait trouvé une plaisanterie qui consistait à appeler Labordette «madame»; elle devait l'amuser beaucoup, il la répétait, tandis que Labordette, tranquillement, haussait les épaules, en disant chaque fois:
– Taisez-vous donc, mon cher, c'est bête.
Mais, comme Foucarmont continuait et arrivait aux insultes, sans qu'on sût pourquoi, il cessa de lui répondre, il s'adressa au comte de Vandeuvres.
– Monsieur, faites taire votre ami… Je ne veux pas me fâcher.
A deux reprises, il s'était battu. On le saluait, on l'admettait partout. Ce fut un soulèvement général contre Foucarmont. La table s'égayait, le trouvant très spirituel; mais ce n'était pas une raison pour gâter la nuit. Vandeuvres, dont le fin visage se cuivrait, exigea qu'il rendît son sexe à Labordette. Les autres hommes, Mignon, Steiner, Bordenave, très lancés, intervinrent aussi, criant, couvrant sa voix. Et seul, le vieux monsieur, qu'on oubliait près de Nana, gardait son grand air, son sourire las et muet, en suivant de ses yeux pâles cette débâcle du dessert.
– Mon petit chat, si nous prenions le café ici? dit Bordenave.
On est très bien.
Nana ne répondit pas tout de suite. Depuis le commencement du souper, elle ne semblait plus chez elle. Tout ce monde l'avait noyée et étourdie, appelant les garçons, parlant haut, se mettant à l'aise, comme si l'on était au restaurant. Elle-même oubliait son rôle de maîtresse de maison, ne s'occupait que du gros Steiner, qui crevait d'apoplexie à son côté. Elle l'écoutait, refusant encore de la tête, avec son rire provocant de blonde grasse. Le champagne qu'elle avait bu la faisait toute rose, la bouche humide, les yeux luisants; et le banquier offrait davantage, à chaque mouvement câlin de ses épaules, aux légers renflements voluptueux de son cou, lorsqu'elle tournait la tête. Il voyait là, près de l'oreille, un petit coin délicat, un satin qui le rendait fou. Par moments, Nana, dérangée, se rappelait ses convives, cherchant à être aimable, pour montrer qu'elle savait recevoir. Vers la fin du souper, elle était très grise; ça la désolait, le champagne la grisait tout de suite. Alors, une idée l'exaspéra. C'était une saleté que ces dames voulaient lui faire en se conduisant mal chez elle. Oh! elle voyait clair! Lucy avait cligné l'oeil pour pousser Foucarmont contre Labordette, tandis que Rose, Caroline et les autres excitaient ces messieurs. Maintenant, le bousin était à ne pas s'entendre, histoire de dire qu'on pouvait tout se permettre, quand on soupait chez Nana. Eh bien! ils allaient voir. Elle avait beau être grise, elle était encore la plus chic et la plus comme il faut.
– Mon petit chat, reprit Bordenave, dis donc de servir le café ici… J'aime mieux ça, à cause de ma jambe.
Mais Nana s'était levée brutalement, en murmurant aux oreilles de Steiner et du vieux monsieur stupéfaits:
– C'est bien fait, ça m'apprendra à inviter du sale monde.
Puis, elle indiqua du geste la porte de la salle à manger, et ajouta tout haut:
– Vous savez, si vous voulez du café, il y en a là.
On quitta la table, on se poussa vers la salle à manger, sans remarquer la colère de Nana. Et il ne resta bientôt plus dans le salon que Bordenave, se tenant aux murs, avançant avec précaution, pestant contre ces sacrées femmes, qui se fichaient de papa, maintenant qu'elles étaient pleines. Derrière lui, les garçons enlevaient déjà le couvert, sous les ordres du maître d'hôtel, lancés à voix haute. Ils se précipitaient, se bousculaient, faisant disparaître la table comme un décor de féerie, au coup de sifflet du maître machiniste. Ces dames et ces messieurs devaient revenir au salon, après avoir pris le café.
– Fichtre! il fait moins chaud ici, dit Gaga avec un léger frisson, en entrant dans la salle à manger.
La fenêtre de cette pièce était restée ouverte. Deux lampes éclairaient la table, où le café se trouvait servi, avec des liqueurs. Il n'y avait pas de chaises, on but le café debout, pendant que le brouhaha des garçons, à côté, augmentait encore. Nana avait disparu. Mais personne ne s'inquiétait de son absence. On se passait parfaitement d'elle, chacun se servant, fouillant dans les tiroirs du buffet, pour chercher des petites cuillers, qui manquaient. Plusieurs groupes s'étaient formés; les personnes, séparées durant le souper, se rapprochaient; et l'on échangeait des regards, des rires significatifs, des mots qui résumaient les situations.
– N'est-ce pas, Auguste, dit Rose Mignon, que monsieur Fauchery devrait venir déjeuner un de ces jours?
Mignon, qui jouait avec la chaîne de sa montre, couva une seconde le journaliste de ses yeux sévères. Rose était folle. En bon administrateur, il mettrait ordre à ce gaspillage. Pour un article, soit; mais ensuite porte close. Cependant, comme il connaissait la mauvaise tête de sa femme, et qu'il avait pour règle de lui permettre paternellement une bêtise, lorsqu'il le fallait, il répondit en se faisant aimable:
– Certainement, je serai très heureux… Venez donc demain, monsieur Fauchery.
Lucy Stewart, en train de causer avec Steiner et Blanche, entendit cette invitation. Elle haussa la voix, disant au banquier:
– C'est une rage qu'elles ont toutes. Il y en a une qui m'a volé jusqu'à mon chien… Voyons, mon cher, est-ce ma faute si vous la lâchez?
Rose tourna la tête. Elle buvait son café à petites gorgées, elle regardait Steiner fixement, très pâle; et toute la colère contenue de son abandon passa dans ses yeux comme une flamme. Elle voyait plus clair que Mignon; c'était bête d'avoir voulu recommencer l'affaire de Jonquier, ces machines-là ne réussissaient pas deux fois. Tant pis! elle aurait Fauchery, elle s'en toquait depuis le souper; et si Mignon n'était pas content, ça lui apprendrait.
– Vous n'allez pas vous battre? vint dire Vandeuvres à Lucy Stewart.
– Non, n'ayez pas peur. Seulement, qu'elle se tienne tranquille, ou je lui lâche son paquet.
Et, appelant Fauchery d'un geste impérieux:
– Mon petit, j'ai tes pantoufles à la maison. Je te ferai mettre ça demain chez ton concierge.
Il voulut plaisanter. Elle s'éloigna d'un air de reine. Clarisse, qui s'était adossée contre un mur afin de boire tranquillement un verre de kirsch, haussait les épaules. En voilà des affaires pour un homme! Est-ce que, du moment où deux femmes se trouvaient ensemble avec leurs amants, la première idée n'était pas de se les faire? C'était réglé, ça. Elle, par exemple, si elle avait voulu, aurait arraché les yeux de Gaga, à cause d'Hector. Ah! ouiche! elle s'en moquait. Puis, comme la Faloise passait, elle se contenta de lui dire:
– Écoute donc, tu les aimes avancées, toi! Ce n'est pas mûres, c'est blettes qu'il te les faut.
La Faloise parut très vexé. Il restait inquiet. En voyant Clarisse se moquer de lui, il la soupçonna.
– Pas de blague, murmura-t-il. Tu m'as pris mon mouchoir, rends-moi mon mouchoir.
– Nous rase-t-il assez avec son mouchoir! cria-t-elle. Voyons, idiot, pourquoi te l'aurais-je pris?
– Tiens! dit-il avec méfiance, pour l'envoyer à ma famille, pour me compromettre.
Cependant, Foucarmont s'attaquait aux liqueurs. Il continuait de ricaner en regardant Labordette, qui buvait son café, au milieu de ces dames. Et il lâchait des bouts de phrase: le fils d'un marchand de chevaux, d'autres disaient le bâtard d'une comtesse; aucun revenu, et toujours vingt-cinq louis dans la poche; le domestique des filles, un gaillard qui ne couchait jamais.
– Jamais! jamais! répétait-il en se fâchant. Non, voyez-vous, il faut que je le gifle.
Il vida un petit verre de chartreuse. La chartreuse ne le dérangeait aucunement; pas ça, disait-il; et il faisait claquer l'ongle de son pouce au bord de ses dents. Mais, tout d'un coup, au moment où il s'avançait sur Labordette, il devint blême et s'abattit devant le buffet, comme une masse. Il était ivre mort. Louise Violaine se désola. Elle le disait bien que ça finirait mal; maintenant, elle en avait pour le reste