Micromégas. Voltaire

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>Micromégas

      Préface de l'Éditeur

      L'immense correspondance de Voltaire ne contient pas un mot qui puisse faire connaître l'époque de la publication de Micromégas. L'édition que je crois l'originale est sans millésime et avec un titre gravé. L'abbé Trublet, dans ses Mémoires sur Fontenelle, n'hésite pas à dire que Micromégas est dirigé contre Fontenelle; mais il ne parle pas de la date de sa publication. J'ai donc conservé celle que donnent les éditions de Kehl (1752). Il existe cependant de Micromégas une édition portant la date de 1700. Cette date est-elle authentique? je n'oserais l'affirmer; loin de là. J'ai donc suivi les éditions de Kehl, où Micromégas est précédé de l'Avertissement que voici :

      Ce roman peut, être regardé comme une imitation d'un des voyages de Gulliver. II contient plusieurs allusions. Le nain dé Saturne est M. de Fontenelle. Malgré sa douceur, sa circonspection, sa philosophie, qui devait lui faire aimer celle de M. de Voltaire, il s'était lié avec les ennemis de ce grand homme, et avait paru partager, sinon leur haine, du moins leurs préventions. Il fut fort blessé du rôle qu'il jouait dans ce roman, et d'autant plus peut-être que la critique était juste, quoique sévère, et que les éloges qui s'y mêlaient y donnaient encore plus de poids. Le mot qui termine l'ouvrage n'adoucit point la blessure, et le bien qu'on dit du secrétaire de l'académie de Paris ne consola point M. de Fontenelle des plaisanteries qu'on se permettait sur celui de l'académie de Saturne.

      —

      Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres, sont de Voltaire.

      Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de chacun.

      Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un – , et sont, comme mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

       BEUCHOT.

      4 octobre 1829.

       CHAPITRE I.

      Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne

      Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas1, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut: j'entends par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun.

      Quelques géomètres2, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M. Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres citoyens de la terre nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour; ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les états de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie, ou de la Chine, ne sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.

      La taille de son excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour; ce qui fait une très jolie proportion.3 Son nez étant le tiers de son beau visage, et son beau visage étant la septième partie de la hauteur de son beau corps, il faut avouer que le nez du Sirien a six mille trois cent trente-trois pieds de roi plus une fraction; ce qui était à démontrer.

      Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons; il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques unes: il n'avait pas encore deux cent cinquante ans; et il étudiait, selon la coutume, au collège le plus célèbre4 de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre5, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires6, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années7.

      Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le coeur8, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut; car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos, que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps; et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais, à travers les étoiles dont elle est semée, ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham9 se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli, quand il vient en France. Mais, comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait, à la vérité, rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui fesait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.

       CHAPITRE II.

      Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne

      Après que son excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage, Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. Oui, dit le Saturnien, la nature est comme un parterre dont les fleurs… Ah! dit l'autre, laissez là votre parterre. Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures… Eh! qu'ai-je à faire de vos brunes? dit l'autre. Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits… Eh non! dit le voyageur, encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons? Pour vous plaire, répondit


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<p>1</p>

De micros, petit, et de megas, grand. B.

<p>2</p>

C'est ainsi qu'on lit dans les premières éditions. D'autres, au lieu de géomètres, portent algébristes. B.

<p>3</p>

Je rétablis celte phrase d'après les premières éditions. B.

<p>4</p>

Au lieu de le plut célèbre, qu'on lit dans la première édition, les êdilions postérieures portent: des jésuites. B.

<p>5</p>

Pascal devint un très grand géomètre, non dans la classe de ceux qui ont contribué par de grandes découvertes au progrès des sciences, comme Descartes, Newton, mais dans celle des géomètres qui ont montré par leurs ouvrages un génie du premier ordre. K.

<p>6</p>

L'édition que je crois l'originale, porte: téméraires, sentant l'hérésie. Le texte actuel existe dès 1756. B.

<p>7</p>

M. de Voltaire avait été persécuté par le théatin Boyer, pour avoir dit dans ses Lettres philosophiques que les facultés de nôtre ame se développent en même temps que nos organes, de la même manière que les facultés de l'ame des animaux. K.

<p>8</p>

Voyez ma note, page 110. B. [cette note, dans Zadig, dit: "Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent ces expressions dans son Traité des études. Voltaire y revient souvent: voyez, dans le présent volume, le chapitre I de Micromégas, et dans le tome XXXIV, le chapitre XI de l'Homme aux quarante écus, le chapitre IX du Taureau blanc; et tome XI, le second vers du chant VIII de la Pucelle. B."]

<p>9</p>

Savant Anglais, autour de la Théologie astronomique, de quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver l'existence de Dieu par le détail des merveilles de la nature: malheureusement lui et ses imitateurs se trompent souvent dans l'exposition de ces merveilles; ils s'extasient sur la sagesse qui se montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont supposé; alors c'est ce nouvel ordre qui leur parait un chef-d'oeuvre de sagesse. Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre, les a décrédités. On sait trop d'avance que, de quelque manière que les choses soient, l'auteur finira toujours par les admirer. K.