Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю
décidément, vous n'êtes pas très-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans cesser de s'occuper de sa broderie.
À ce moment, un homme en blouse, traînant péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment chargée, s'arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du marchand:
– Monsieur Lebrenn, madame?
– C'est ici, monsieur.
– Ce sont quatre ballots que je lui apporte.
– De toile, sans doute? – demanda madame Lebrenn.
– Mais, madame… je le crois, – répondit le commissionnaire en souriant.
– Gildas, – reprit-elle en s'adressant au digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus effarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dans l'arrière-boutique.
Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe grise.
– Ça doit être de la toile fièrement serrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter le dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.
– Vrai? vous trouvez, mon camarade? – dit l'homme en blouse en regardant fixement Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.
Le voiturier, s'adressant alors à madame Lebrenn, lui dit:
– Voilà ma commission faite, madame; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le retour de monsieur Lebrenn; ces toiles sont très… très-susceptibles.
Et ce disant, le voiturier essuya son front baigné de sueur.
– Vous avez dû avoir bien de la peine à apporter tout seul ces ballots? – lui dit madame Lebrenn avec bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit une pièce de dix sous, qu'elle fit glisser sur le comptoir. – Veuillez prendre ceci pour vous.
– Je vous rends mille grâces, madame, – répondit en souriant le voiturier; – je suis payé.
– Les commissionnaires rendent mille grâces et refusent des pourboires! – se dit Gildas. – Étonnante… étonnante maison que celle-ci!..
Madame Lebrenn, assez surprise de la manière dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un homme de trente ans environ, d'une figure agréable, et qui avait, chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches, très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit doigt.
– Pourriez-vous me dire, monsieur, – lui demanda la femme du marchand, – si aujourd'hui l'agitation augmente beaucoup dans Paris?
– Beaucoup, madame; c'est à peine si l'on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent de toutes parts; il y a de l'artillerie mèche allumée ici près, en face le Gymnase… J'ai rencontré deux escadrons de dragons en patrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoique la garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon, madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame Lebrenn et sa fille; – voici bientôt quatre heures… Je suis pressé.
Il sortit, s'attela de nouveau à sa charrette et repartit rapidement.
En entendant parler de l'artillerie, stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de Gildas devinrent énormes; cependant, partagé entre la crainte et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d'œil dans cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l'artillerie.
Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l'allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l'a dit, demeurait en face du magasin de toile.
Pradeline avait l'air triste, inquiet; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s'approcha autant qu'elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d'y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr'ouverte; mais Gildas, s'y tenant debout, l'obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l'intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille; il s'y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu'aux oreilles: sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu'il faisait de ses agaceries; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais:
– Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d'une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux!
Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.
– La malheureuse! elle va sans doute boire des petits verres pour s'étourdir… Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique… Bon Dieu!.. que diraient madame Lebrenn et mademoiselle?..
Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s'arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait: Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture: l'un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la boutique, afin d'engager M. Lebrenn à ne pas aller visiter sa provision de poivre; l'autre portait une épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siége, et Dupont, le mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui dit:
– Monsieur Lebrenn n'y est pas, madame?
– Non, monsieur.
– Ce sont trois caisses de glaces que nous lui apportons.
– Très-bien, monsieur, – répondit madame Lebrenn.
Et, appelant Gildas:
– Aidez ces messieurs à entrer ces glaces ici.
Le garçon de magasin obéit tout en se disant:
– Étonnante maison!.. Trois caisses de glaces… et d'un poids!.. Il faut que le patron, sa femme et sa fille aiment fièrement à se mirer…
Dupont et son compagnon à barbe grise venaient d'aider Gildas à placer les caisses dans l'arrière-magasin, d'après l'indication de madame Lebrenn, lorsqu'elle lui dit:
– Sait-on quelque chose de nouveau, monsieur? Le mouvement dans Paris se calme-t-il?
– Au contraire, madame… ça chauffe… ça chauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine déguisée. – On commence à élever des barricades au faubourg Saint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…
À peine Dupont achevait-il ces mots, qu'on entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable bruit de voix criant: Vive la réforme!
Gildas courut à la porte.
– Dépêchons-nous, – dit Dupont à son compagnon; – on prendrait notre camion comme noyau d'une barricade… Ce serait trop tôt; nous avons encore des pratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn: – Bien des choses à votre mari, madame.
Les deux hommes sautèrent sur le siége de leur camion, fouettèrent leur cheval, et s'éloignèrent dans une direction opposée à celle de l'attroupement.
Gildas avait suivi des yeux ce nouveau mouvement de la foule avec une inquiétude croissante; il vit tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.
– Quelle enragée!.. elle vient de m'écrire! – pensa Gildas. – La