Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original. Marguerite-Joséphine Weimer
«Je n'ai pas fait si beau que cela. Elle me fait fondre en larmes, cette enchanteresse sublime! Ma Dumesnil, c'est toi qui as fait Mérope. Où donc trouves-tu dans tes entrailles ces effets qui magnétisent tous ceux qui t'écoutent? Ah! que tu es belle, que tu es touchante!» Puis, dans Cléopâtre, dans cette mère si froidement cruelle, quelle anecdote différente! Vous m'avez raconté qu'au cinquième acte, au moment où Antiochus doute du doute le plus poignant pour ce cœur si tendre, de laquelle de ces femmes qu'il aime a pu verser le poison, un des comparses, pénétré de cette situation si dramatique et ayant suivi tous les mouvements de Cléopâtre, fit signe à Antiochus: «C'est elle, c'est celle-là!» en lui donnant un grand coup dans le dos, tant il était indigné. Aussi, m'avez-vous dit, la salle manqua crouler sous les applaudissements, et la Dumesnil resta impassible. Elle n'eut pas l'air de s'apercevoir de ce qui se passait, ni d'avoir senti le coup de poing que le soldat lui avait donné. Le génie ne peut pas aller plus loin.
Mlle Raucourt m'écoutait toujours sérieusement.
–Je vois, chère enfant, que tu feras quelque chose. Tu es bien gamine, tu aimes bien à faire des espiègleries, mais tu penses et tu observes. C'est bien!
Je croyais travailler sans relâche. Le moment de mes débuts s'approchait. Il n'en fut pas ainsi. Les visites incessantes, les ministres, puis toute la famille du Premier Consul: Lucien, qui, comme le Premier Consul, n'aimait que la tragédie; Mme Bacchiochi, femme éminente, ayant beaucoup de rapports avec l'empereur, chétive, maladive. Nous déjeunions souvent chez elle avec la mère de l'empereur et Lucien. Puis, après, on me faisait répéter: Lucien se mettait en scène, me donnait des répliques, ou, pour mieux dire, jouait les scènes entières. La mère de l'empereur s'amusait infiniment de ces répétitions. Elle avait l'aspect sévère; elle était très noble et très belle, bonne et indulgente. J'étais très protégée par toute cette grande famille. Mme Bacchiochi m'avait prise en affection et me faisait venir chez elle presque chaque matin, et, quoique très souffrante, elle me faisait répéter. J'étais seule avec elle; elle avait des vomissements qui la faisaient souffrir, et, bien souvent, pendant que nous répétions, elle était interrompue. «Passez-moi vite la cuvette; cela ne sera rien.» Puis, effectivement nous recommencions de plus belle. Quelle courageuse et charmante femme!
La reine Hortense, qui aimait Mlle Raucourt, nous recevait souvent aussi, à cette époque. Elle habitait un hôtel, rue de la Victoire. Eugène Beauharnais, qui était bien ce qu'il y avait de plus charmant, se trouvait presque toujours chez sa sœur. Elle était bien belle, la reine Hortense: les plus beaux yeux du monde et d'une douceur angélique, des cheveux ravissants, une taille de nymphe, une carnation magnifique, le teint frais et calme, blanche comme le cygne. (Chère Valmore, vous comprenez bien qu'il n'y a que vous qui puissiez faire son portrait, avec les expressions poétiques qui n'appartiennent qu'à vous.) Elle avait l'exquise bonté de laisser répéter. Un jour où je m'étais vraiment fatiguée, la sueur me tombant sur le front: «Pauvre enfant; je ne veux pas qu'elle s'en aille dans cet état, elle tomberait malade. Enveloppons-la de ce châle.» Elle me mit, malgré moi et malgré Mlle Raucourt, un grand cachemire qu'elle avait sur ses belles épaules.
–Je vous le renverrai aujourd'hui même.
–Point du tout; elle le gardera en souvenir de moi.
Oui, je l'ai gardé, belle et bonne reine Hortense. Je l'ai toujours conservé; c'est ma relique à moi. Je serais morte de faim, plutôt que de m'en séparer.
Tous ces souvenirs me sont bien chers, bien précieux, et j'ai la douce consolation de n'avoir jamais varié dans mes affections. Je suis pauvre; que m'importe? Je me trouve riche par le cœur, et par mon dévouement pour cette immense famille, qui m'a tendu la main dans ma jeunesse. J'aurai l'honneur de mourir avec mes premiers sentiments. Je n'aurai peut-être pas de quoi me faire enterrer. C'est très possible; ça s'est vu. Je n'étais pas faite pour avoir du bien au soleil. J'aurai quelques pelletées de terre et quelques fleurs de mes amis. Que faut-il de plus?
Au milieu de tout ce train, de ces allées, ces venues, le monde tout nouveau pour moi, ces exhibitions que l'on faisait de ma personne, dans mon intérêt, pour me faire des prosélytes, tout cela me fatiguait par des émotions fréquentes. A chaque soirée, le cœur me battait à me fendre la poitrine. J'étais trop heureuse de rentrer près de ma petite mère.
–Es-tu contente?
–En vérité, non! Tout cela m'ennuie. J'aimais mieux jouer ma Petite Laitière, Paul et Virginie. On m'aimait à Amiens. Est-ce que je sais, moi, ce que je deviendrai? Ces grands manteaux sous lesquels j'étoufferai peut-être! Puis il faut tant de choses pour la tragédie! Puis cette Mlle Duchesnois qui débute avant moi! Puis Mlle Raucourt qui me fait courir sans cesse avec elle, dans sa voiture. Il est vrai, cela ne me fatigue pas les jambes; mais les leçons sont bien rares! Tiens, petite mère, je regrette Amiens, notre chambre, mon piano, mes opéras. Je regrette même jusqu'aux petits soins de ménage que l'on me faisait faire, quand je mettais le couvert, que ma nourrice me grondait: «Dépêche-toi donc, Mimi; M. George va rentrer, et tu ne seras pas prête!» Ah! que c'était gentil! Et mon loto donc! quand tu me permettais d'y jouer avec vous. Comme j'étais rouge quand je perdais! Et M. Baudry! te rappelles-tu comme il était furieux quand il appelait les numéros? A peine dans ses doigts je les nommais! «Cette petite fille est insupportable! Défendez-lui donc, madame George, d'être aussi malhonnête. Vous l'élevez très mal!—Vous croyez me faire gronder, mais vous voyez bien que cela amuse maman. Me gronder, elle, ou papa? Ils sont trop bons pour cela, ils m'aiment trop!» Eh bien, oui, je pleure de penser que je ne reverrai plus tout cela! Tiens, encore demain, nous allons passer la soirée chez M. Rœderer, au Jardin des Plantes; comme c'est amusant!
(Chère amie Valmore, il faut rechercher ce qu'était Rœderer, et quelle place il occupait à cette époque.)
—Pourquoi Mlle Raucourt est-elle venue à Amiens? Quelle rage mon père a-t-il eue de me voir attifée d'un diadème? Il n'avait pas voulu me donner à Molé, à Mme Dugazon, et il me donne à la tragédie. Comme c'est gai!
–Voyons, Mimi, finis! C'est pour ton bonheur que nous avons fait le voyage, que je me suis séparée de ton père, que j'ai renoncé à mon état. Tu as bon cœur, tu nous aimes; ne l'oublie pas. Sois raisonnable, embrasse ta petite mère.
Les débuts de Mlle Duchesnois avançaient, on préparait les miens. Le prince d'Hénin, qui aimait et voyait souvent Mlle Raucourt, venait de me faire cadeau d'une très belle peau de tigre pour mon rôle de Didon. A cette époque, on jouait Didon, habillée en chasseresse, comme la Diane antique, l'arc, le carquois; c'était réellement très beau. Je commençais à trouver les détails des parures assez amusants.—Essayer tous ces beaux habits me faisait un peu oublier la petite laitière et le loto.
Ah! par exemple, le costume chinois d'Idamé me flattait peu. Tous mes cheveux relevés au-dessus de la tête, un grand oiseau de paradis (très rare) que m'avait donné la mère de l'empereur, perché sur le haut de ma coiffure et dont les plumes magnifiques retombaient sur les épaules; cette robe qui avait l'air d'un grand sac: quelle horreur! Tout le monde disait que cela m'allait bien, et que j'étais superbe avec le front découvert. Je n'étais point de cet avis. Je me trouvais très laide. Je me disputais avec Dublin, qui était le dessinateur du Théâtre-Français, homme d'esprit et de talent même, mais très entêté pour l'exactitude de ses costumes.
–Comment! vous me mettrez dans cette espèce de sac; vous me cacherez les bras, le col, la poitrine, et vous croyez que j'oserai paraître comme cela! On se moquerait de moi.
–Et moi, dit ce bon Vanhove, qui jouait Yamti, que pensez-vous, mon enfant, de ce qu'il veut faire de moi? Il me coud, entendez-vous? Pas une pauvre petite place pour y placer ma tabatière, et monsieur sait que j'aime à prendre mon tabac; mais il aime à me contrarier. Vous êtes un révolutionnaire, monsieur Dublin.
Et il se retourna vers Lafont:
–Figure-toi, mon ami, lui dit-il tout bas,—mais j'écoutais bien,—que mon pantalon est cousu; si bien, mon ami, qu'un besoin pressant enfin peut arriver. Obligé de le satisfaire. Où? Dans mon pantalon. J'ai donc raison de vous dire, monsieur Dublin, que vous n'êtes qu'un Robespierre.
Vous