Politik – Kirche – politische Kirche (1919–2019). Группа авторов

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rapport au vide, et (iii) constituante, par lʼexistence nécessaire du vide pour lʼexistence du monde.

      Dans les vers qui suivent, le souci principal de Lucrèce est de présenter le vide, non pas comme la contrepartie négative du corps, mais bien plutôt comme ce qui permet aux corps de se former et de changer en le traversant. Cet augmen, cette présence existentielle, a donc trois capacités quʼelle permet dʼactualiser : soit dʼagir, soit de pâtir (pour les corps), soit de se laisser traverser par les choses (pour le vide). Ce qui actualise ces capacités, ce sont les qualités ou leur absence.

      Ainsi, alors que chez Épicure le souci dominant est dʼétablir lʼexistence indépendante du vide, à part entière, et sur un pied dʼégalité avec le corps, pour Lucrèce, ce qui importe cʼest la possibilité de réduire tout le réel au vide et au corps. Ce ne sont certes pas des visées opposées ; ils ne font que décrire la même réalité sous des perspectives différentes. Mais le centre de gravité a bougé. Pour Épicure, sans doute aussi sur fond de polémique avec ses rivaux tant Platoniciens que Stoïciens, il sʼagit dʼécarter les notions de corporéité et dʼincorporéité du débat sur lʼontologie, et sur ce qui compte comme déterminant lʼexistence en soi. Mais pour Lucrèce, lʼenjeu est ailleurs ; il cherche à persuader son lecteur, tout dʼabord Memmius à qui est dédié le poème et à qui Lucrèce promet tous les bienfaits de la philosophie dʼÉpicure, que la sagesse et le bonheur sont à portée de main. Ainsi ce qui est le plus important, ce nʼest pas tant la structure ontologique en soi mais ce quʼelle permet. Le vide est ce qui permet la continuité à lʼinfini puisquʼil est infiniment traversable, « de tous les côtés » comme précise bien le texte. Le corps – et tous les malheurs qui lʼassaillent – nʼest lui-même quʼune séquence de changements dʼétats, qui sont constitués de configurations diverses des atomes au fur et à mesure quʼils traversent le vide. Autrement dit, ces changements ne sont ni contrôlables, ni anticipables par nous ou par quiconque, dieu ou autre.

      Il sʼagit de fait de libérer lʼhomme de la conjoncture, en montrant que tout événement de la vie nʼest quʼun concours de circonstances qui sʼest noué et se dénouera au fil de la progression continuelle des atomes passant à travers le vide ; toutes nos vies (avec tous les chamboulements et passions que nous pensons vivre) ne sont constituées que de séquences de conjonctures. Ces conjonctures sont ce que Lucrèce appelle les coniuncta, qui, de pair avec les eventa, sont la traduction latine des accidents dʼÉpicure4, ceux-là même quʼÉpicure met tant de précaution à différencier du corps et du vide en soulignant que les accidents nʼont aucune existence indépendante. Mais de nouveau, là où Épicure se concentre sur la différence de statut ontologique, Lucrèce est davantage préoccupé par lʼeffet pratique de cette ontologie. Cʼest leur aspect éphémère quʼil met en avant pour mieux en faire valoir le radical changement de comportement quʼon doit avoir face à nos propres vies. Pour ce faire, les exemples que donne Lucrèce des coniuncta et des eventa sont dʼautant plus dramatiques quʼils sont réduits à la physique des atomes : ainsi lʼenlèvement dʼHélène ou la destruction de Troie, ou encore le sentiment amoureux même quʼHélène inspira à Pâris5, sont autant dʼaccidents, de conjonctures qui passent à travers le vide. Il ne sʼagit que dʼ« accidents du corps et de lʼespace dans lesquels chaque chose sʼaccomplit6 ». Tout peut se décomposer en des séries dʼatomes qui vont et viennent, traversant le vide, justement parce que le vide lui aussi a de lʼaugmen7.

      Le choix même des exemples des circonstances les plus dramatiques de lʼHistoire, auxquels font écho nombre dʼautres illustrations de destruction générale ou personnelle tout au long du poème (pour finir, dans le dernier livre VI, avec les tremblements de terre8 et la peste dʼAthènes9), nous alerte sur un point de tension extrême entre le but avoué de cette analyse (ne pas prendre pour existant en soi ce qui est simplement de passage) et le constat de lʼhorreur de ces conjonctures que nous sommes amenés à vivre. Lucrèce marche sur un fil tendu au-dessus de cet abîme quʼil a créé lui-même et qui ne fait que sʼapprofondir au long du poème. Lucrèce funambule donc, et précurseur de ces funambules de lʼabîme que seront dans lʼère moderne Baudelaire ou encore Cioran10. Mais à la différence de ces derniers, comme Flaubert lui-même le note dans sa lettre sur Lucrèce (citée n. 36), Lucrèce croit au bonheur, car il est dévoué corps et âme à la philosophie dʼÉpicure ; cette croyance, il nʼa de cesse de la démontrer sur les bases les plus rationnelles de la science et de la physique. Son funambulisme est donc à moindres risques, car il nʼy a pas où tomber. Cʼest cette conviction de lʼexistence du bonheur qui donne tout son dynamisme à son œuvre et le rend en même temps difficile à cerner : heureux ou malheureux ? comique ou tragique ? Parce quʼil ne peut pas choisir, il faut répondre oui à tout : il est heureux et malheureux à la fois, tragique et comique, pessimiste et plein dʼespoir.

      4. Leopardi : après nous, le bonheur

      Cʼest dans ce constat que sʼintroduit la figure de Leopardi, qui, unique parmi les modernes, réunit en lui ces mêmes oxymores. Il est, comme le dit le critique américain Harold Bloom, quand il évoque le couple Lucrèce – Leopardi, le poète de la chute infinie et éternelle, cʼest-à-dire de la chute dʼoù lʼon ne tombe en fait jamais1. Tout passe mais tout continue, comme le comprend bien la fleur du désert qui, « plus sage que lʼhomme », se plie à son destin mortel2.

      Aussi bien Lucrèce que Leopardi partagent la certitude du bonheur. Cʼest le fondement de lʼépicurisme3, un bonheur à portée de main que Lucrèce exprime souvent par le recours au principe du minimum : « il est besoin de bien peu de choses », « rien de plus que », etc.4 Ce même principe minimaliste se trouve chez Leopardi dont toute lʼœuvre est habitée par un compromis entre la nécessité du bonheur comme fin ultime de lʼhomme5 et le processus de rationalisation autour de cette fin ultime. Cette rationalisation traverse deux étapes. Dʼabord un moment concessif lorsque Leopardi comprend que

      [l]e plus grand bonheur possible de ce monde est de vivre tranquillement dans un espoir serein et certain dʼun avenir meilleur […] sans être inquiété ou troublé par lʼimpatience de jouir de ce merveilleux avenir imaginé6.

      Cette vision du bonheur est donc très proche de celle envisagée par Lucrèce et Épicure, avec le champ lexical de la tranquillité déployé sur tous les tons et surtout encadré par la réduction des aspirations et désirs (« sans impatience »). Mais, comme souvent chez Leopardi, la réalisation de ce bonheur appartient au passé. Il avoue quelques lignes plus bas quʼil a goûté à ce bonheur de façon intermittente entre les âges de seize et dix-sept ans mais quʼil sait ne jamais plus pouvoir le goûter à lʼavenir. Que le passé soit récent – il a à peu près vingt-deux ans lorsquʼil écrit cette page – ou lointain, on est, au présent, toujours exilé du bonheur7. Ce même aveu introduit le deuxième moment de la rationalisation à propos du bonheur : quʼil existe mais pas pour nous, car il appartient à un ordre ontologique incommensurable avec le nôtre. Leopardi pose ainsi les bases dʼun dialogue de sourds entre la nature et lʼhomme dont les fins sont incompatibles. Tout le mode de fonctionnement de lʼhomme (cʼest-à-dire sa capacité insatiable à désirer toujours plus, toujours autre chose, son besoin du plaisir) nʼest pas seulement mal réciproqué par la nature ou insatisfaisable par la nature, il est tout simplement incompréhensible par la nature car le fonctionnement de la nature est complètement différent, dirigé vers le maintien de lʼordre cosmique. Cʼest ce dialogue de sourds que Leopardi met en scène dans « Le Dialogue de la Nature et de lʼIslandais8 ». Que, au long du chemin, lʼhomme se trouve accablé de malheurs ne regarde en rien le déroulement continu des processus de la nature. Il ne sʼagit pas de survie de la nature, car ceci serait déjà un anthropomorphisme du fonctionnement de la nature, qui ne se mesure donc pas sur une échelle de maintien ou progrès ou transformation de la vie. Elle est donc à proprement parler incommensurable.

      Mais que fait lʼhomme face à ce constat ? Le destin de lʼIslandais de la fable – au dire du narrateur – nʼest pas certain : on raconte quʼil fut mangé par des lions qui peinèrent, tant ils étaient eux-mêmes affaiblis, à le dévorer ; dʼautres disent quʼun vent le terrassa et le recouvrit dʼun mausolée de sable dʼoù on en fit une momie quʼon exposa dans un musée


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