Romans et contes. Theophile Gautier

Romans et contes - Theophile Gautier


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peu à peu attristé; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu’une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait lentement rougi sous une implacable poussière; le feu découragé s’éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte retenait le bruit de son tic-tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, et les pas des rares visiteurs s’amortissaient sur la moquette; le rire s’arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le domestique d’Octave, s’y glissait comme une ombre, un plumeau sous le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité.—Aux murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des fleurets; mais il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché depuis longtemps; des livres pris et jetés insouciamment traînaient sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on l’achevât, et s’étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité, l’appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y entrant on recevait à la figure cette bouffée d’air froid qui sort des tombeaux quand on les ouvre.

      Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n’aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait plus à l’aise que partout ailleurs,—ce silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le joyeux tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît parfois des efforts pour s’y mêler; mais il revenait plus sombre des mascarades, des parties ou des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il aller les jours avec l’indifférence d’un homme qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu’il l’acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on quelques meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées autour de l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de l’âme ne brillait pas dans l’œil, dont la volonté, l’espérance et le désir s’étaient envolés. Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux allumés de fièvre, de la maladie ordinaire.

      Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce qu’on nomme un joli garçon, et il l’était encore: d’épais cheveux noirs, aux boucles abondantes, se massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, frangés de cils recourbés, s’allumaient parfois d’une étincelle humide; dans le repos, et lorsque nulle passion ne les animait, ils se faisaient remarquer par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, lorsqu’à la porte d’un café de Smyrne ou de Constantinople ils font le kief après avoir fumé leur narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, et ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre qui ne produisent tout leur effet qu’aux lumières; sa main était fine et délicate, son pied étroit et cambré. Il se mettait bien, sans précéder la mode ni la suivre en retardataire, et savait à merveille faire valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût aucune prétention de dandy ou de gentleman rider, s’il se fût présenté au Jockey-Club, il n’eût pas été refusé.

      Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement? Vous allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait que des dettes;—toutes ces suppositions manquent de vérité.—Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en être dégoûté; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital,—son notaire l’estimait;—c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter au glacier de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la science de la faculté, nous n’osons l’avouer, tellement la chose est invraisemblable à Paris, au dix-neuvième siècle, et nous laissons le soin de la dire à notre héros lui-même.

      Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien à cette maladie étrange, car on n’a pas encore disséqué d’âme aux amphithéâtres d’anatomie, on eut recours en dernier lieu à un docteur singulier, revenu des Indes après un long séjour, et qui passait pour opérer des cures merveilleuses.

      Octave, pressentant une perspicacité supérieure et capable de pénétrer son secret, semblait redouter la visite du docteur, et ce ne fut que sur les instances réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir M. Balthazar Cherbonneau.

      Quand le docteur entra, Octave était à demi couché sur un divan: un coussin étayait sa tête, un autre lui soutenait le coude, un troisième lui couvrait les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses plis souples et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait un livre, car ses yeux arrêtés sur une page ne regardaient pas. Sa figure était pâle, mais, comme nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien sensible. Une observation superficielle n’aurait pas cru au danger chez ce jeune malade, dont le guéridon supportait une boîte à cigares au lieu des fioles, des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un peu fatigués, n’avaient presque rien perdu de leur grâce, et, sauf l’atonie profonde et l’incurable désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une santé normale.

      Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre du docteur le frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait l’air d’une figure échappée d’un conte fantastique d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite de voir cette création falote. Sa face extrêmement basanée était comme dévorée par un crâne énorme que la chute des cheveux faisait paraître plus vaste encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait gardé ses teintes blanches, tandis que le masque, exposé aux rayons du soleil, s’était revêtu, grâce aux superpositions des couches du hâle, d’un ton de vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les cavités et les saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement, que le peu de chair qui les recouvrait ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une peau mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares poils gris qui flânaient encore sur l’occiput, massés en trois maigres mèches dont deux se dressaient au-dessus des oreilles et dont la troisième partait de la nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient regretter l’usage de l’antique perruque à marteaux ou de la moderne tignasse de chiendent, et couronnaient d’une façon grotesque cette physionomie de casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement chez le docteur, c’étaient les yeux; au milieu de ce visage tanné par l’âge, calciné à des cieux incandescents, usé dans l’étude, où les fatigues de la science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, en pattes d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que les feuillets d’un livre, étincelaient deux prunelles d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, d’une fraîcheur et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles bleues brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes concentriques dont les cercles fauves rappelaient vaguement les plumes disposées en auréole autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût dit que, par quelque sorcellerie apprise des brahmes et


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