Anie. Hector Malot

Anie - Hector Malot


Скачать книгу
il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l'ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu'elle venait d'achever, ayant près d'elle un petit homme jeune encore, mais chauve et à lunettes, qu'il reconnut pour René Florent, le rédacteur en chef de la Butte. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il ? ne viendrait-il point ? Bien que sa critique fût hargneuse et méprisante, négative avec outrecuidance quand elle n'était pas bassement envieuse ; bien que la Butte, petit journal de quartier, ne fût guère lu qu'à Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalités et ses méchancetés, Anie désirait qu'il parlât de son tableau. Dût-il en dire du mal, ce serait toujours une consécration. Plusieurs fois elle l'avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n'était venu.

      Maintenant quelle allait être son impression et son jugement ? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s'être aperçu que le père l'écoutait :

      — Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l'indifférence du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et déchanter. C'est propret, ce n'est même que trop propret, mais il faut autre chose que ça pour s'imposer.

      Comme elle n'avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda :

      — Ça vous blesse, ce que je vous dis là ; on m'a amené ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C'est mon rôle, ma raison d'être, la mission dont je suis investi, de décourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l'ornière et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais à mes devoirs envers moi-même si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des années et des années encore, si vous en avez le courage ; après nous verrons.

      Il était sérieux, s'imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume était son justiciable, par cela seul qu'il lui avait plu de fonder la Butte, et que ceux dont il ne goûtait point le talent étaient des coupables auxquels il avait le droit d'appliquer toutes les sévérités d'un code pénal qu'il avait édicté à son usage.

      A ce moment Anie aperçut son père :

      — Tu as entendu ? dit-elle en venant à lui.

      — A peu près.

      — Excusez ma franchise, dit Florent un peu gêné, il m'est impossible de n'être pas franc, même quand je parle à une femme.

      — Cette franchise surprendra d'autant moins mon père, répondit Anie, que je lui disais la même chose que vous il n'y a pas dix minutes.

      Quelques personnes s'approchèrent, et Florent n'eût pas à motiver son arrêt, ce qu'il eût fait en l'aggravant par ses considérants.

      Dans le salon et dans la salle à manger on entendait un murmure de voix qui disait que les arrivants étaient déjà nombreux ; cependant on n'avait pas encore besoin que le père s'assit au piano, car la danse devait être précédée de quelques morceaux de musique, d'un monologue et d'une scène à deux personnages, qui formaient un programme complet : 1° une petite fille de sept ans, qu'on tenait à faire accepter comme prodige, exécuterait l'Adieu de Dussek ; 2° un élève d'un élève du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s'était révélée irrésistible à l'âge de cinquante-trois ans, dirait, en s'abritant sous un parapluie, un monologue qui, à ce qu'il racontait lui même, était d'un comique irrésistible ; 3° enfin un professeur de déclamation, dont les cartes de visite portaient pour qualités : « neveu de M. Michalon, membre de l'Académie des sciences », jouerait avec deux de ses élèves le Caveau perdu des Burgraves, non pas que cette scène fût bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l'Académie des sciences aimait à représenter les grands de ce monde.

      Madame Barincq, ayant aperçu son mari, vint à lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maître de maison : qu'avait-il fait depuis si longtemps ? à quoi pensait-il ? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses ? Il obéit, et alla de groupe en groupe, serrant la main aux nouveaux arrivés, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s'efforçait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer à tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu'on lui répondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit.

      C'est que déjà madame Barincq avait parlé du grand chagrin qui les menaçait, et que chacun s'était répété son récit arrangé pour la circonstance : son beau-frère venait d'être frappé d'une attaque d'apoplexie dans son château d'Ourteau en Béarn, et la dépêche qu'ils avaient reçue quelques minutes auparavant les laissait dans l'angoisse puisqu'ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu'il était advenu de cette attaque ; à la vérité M. Barincq était le seul héritier légitime de son frère qui n'avait jamais été marié ; mais cent mille francs de rente à recueillir n'étaient pas une considération capable d'atténuer son chagrin ; il faudrait donc l'excuser s'il montrait un visage inquiet et ne pas paraître s'en apercevoir Il aimait tendrement son aîné.

      Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l'on ne parlait que de la chance d'Anie :

      — Cent mille francs de rente.

      — En Gascogne.

      — Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c'est déjà bien joli pour une fille qui en était réduite à s'habiller de papier.

      — Si vous saviez…

      Celle qui savait, avait, le soir même, sur l'unique jupe en soie blanche de sa fille, épinglé du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge, qui, successivement, avait orné cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente était restée debout sans se plaindre ; aussi parlait-elle éloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnées les mères pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n'en était pas là, mais cela ne l'empêchait pas de compatir aux misères de cette bonne madame de Saint-Christeau.

      Cependant le petit prodige qui ne prenait intérêt à rien s'occupait à faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver à la hauteur du clavier ; lorsqu'il y en eut assez, on la jucha dessus et l'on vit pendre ses petites jambes torses qui, n'ayant jamais fait d'exercice, étaient restées grêles ; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l'attention ; puis sur un signe de sa mère elle commença et Barincq s'en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires.

      Parmi eux, ne s'en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lié, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs nécessaires à son voyage ? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu'il passa là l'angoissa. Mais quand à la fin il dut revenir dans le salon pour s'asseoir au piano, il n'avait trouvé personne à qui il eût osé adresser sa demande avec chance de la voir accueillie : l'un n'était pas plus riche que lui ; l'autre, s'il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurément jamais.

      Les yeux attachés sur sa fille empressée à donner des vis-à-vis aux danseurs qui n'en avaient pas, il attendait qu'elle lui fît signe de commencer, et le sourire qu'à la fin elle lui adressa le réconforta ; l'accent en était si doux que son cœur se détendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la Mascotte.

      Après ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d'autres quadrilles, d'autres valses, d'autres polkas. Adossé à une fenêtre, il voyait les danseurs s'agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n'avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant à tous de ses grands yeux caressants, le visage animé, les lèvres frémissantes ! c'était merveille que ce sourire, merveille aussi que la légèreté et la grâce de ses manières. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal bâtis, ou maladroits, les danseurs qui l'accompagnaient, quand ils n'étaient pas tout cela à la fois ; et l'un d'eux, peut-être, serait le mari qu'elle accepterait. Il n'y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n'avait éprouvé de douleur à se dire que sa fille le quitterait


Скачать книгу