Nach Paris! (Roman). Dumur Louis
—Que dit le Berliner Tageblatt?
—Le Berliner pense que les événements sont très graves, que l'Allemagne doit montrer qu'elle est vraiment l'Allemagne, sortir sa poudre sèche, tenir son poing haut dressé et empêcher ces taquins de Français et ces bandits de Russes de se moquer de nous.
—Et il a raison, m'écriai-je, saisi d'une ardeur belliqueuse. Nous autres, Allemands, nous ne craignons que Dieu et nul autre.
—Bien dit! ponctua mon père. Au reste, je ne pense pas que les choses aillent si loin; il suffit généralement de parler fort pour que cette vermine s'apaise aussitôt.
—Dieu le veuille! fit ma mère qui tremblait déjà pour moi.
Johann, le domestique, venait, sur ces entrefaites, d'ouvrir à deux battants la porte de la salle à manger et annonçait:
—La table est couverte.
Mais cela ne mit pas fin, on le conçoit, à cette intéressante conversation, qui se prolongea pendant tout le souper et dans la soirée qui suivit. Les petites truites de l'Ilse, produit de ma pêche du matin, les nouilles renflées à la crème, le rôti de porc à la compote d'airelles ne recueillirent pas leurs marques d'approbation habituelles, tant la préoccupation générale était vive. Mon père, le conseiller de commerce, s'était mué en un politicien de haute volée, qui en eût remontré à M. de Bethmann-Hollweg. Ma mère s'affolait, s'énervait, posait vingt fois les mêmes questions, ne parvenant pas à comprendre comment il se trouvait des gens assez fous pour oser résister à la puissance allemande et assez dénués de conscience pour vouloir empêcher ce bon empereur François-Joseph de tirer une vengeance méritée de ces assassins de Serbes. Mes sœurs criaillaient, péroraient, enfilaient leurs naïvetés comme les perles de verre de leurs colliers. Il n'était pas jusqu'à Johann qui, tout en accomplissant automatiquement son service, ne donnât les signes d'une visible inquiétude.
—Qu'avez-vous, Johann? lui demanda enfin mon père.
—C'est que... pardonnez-moi, monsieur le conseiller de commerce, c'est que, s'il y a la guerre, moi aussi je devrai partir.
—Quel âge avez-vous, Johann?
—Trente-huit ans, monsieur le conseiller de commerce.
—Vous faites partie de la landwehr. Quel est votre corps?
—Le dix-septième, monsieur le conseiller de commerce, celui de Dantzig.
—Alors, c'est contre les Russes, mon ami, que vous irez vous battre.
—C'est que, monsieur le conseiller de commerce, ce sont d'affreux sauvages. On dit que les Cosaques mettent à la broche les petits enfants.
—Eh bien, mon ami, avec une bonne baïonnette au bout de votre fusil, vous serez en mesure de les embrocher à leur tour.
—Quelle horreur! glapit ma mère, toute prête à prendre une crise de nerfs.
Mais quand nous fûmes de nouveau réunis au salon, autour de la table de thé, que les cigares s'allumèrent, que le kirschwasser brilla dans les verres à liqueur, tandis que les portes-fenêtres ouvertes sur la forêt endormie nous envoyaient l'odorante fraîcheur de la nuit, le calme se fit peu à peu dans les esprits et l'on finit par conclure que tout cela se passerait sans doute fort bien et qu'au bout de quinze jours, la France rentrée sous terre, la Russie muselée, la Serbie triomphalement occupée du Danube au Balkan par les armées de Sa Majesté Apostolique, la maison paternelle me reverrait reprendre tranquillement le cours de mes vacances interrompues.
Malgré ces prévisions rassurantes, ma nuit fut plutôt perplexe et je ne dormis guère. Je songeais à cette grande caserne de Magdebourg où, au sortir du gymnase, j'avais fait mon volontariat d'un an. J'en revoyais la vaste tour quadrangulaire, avec ses hauts murs ocre percés de centaines de petites fenêtres régulières, ses bassins de pierre, ses trois arbres maladifs et son sol de terre battue qui s'ornait en son milieu une statue en fonte de l'empereur Guillaume Ier sur un socle de stuc. Je revoyais la salle d'exercice avec sa sciure de bois, ses rateliers de fusils et ses engins de gymnastique; les chambrées de soldats, une par escouade, avec les lits plats alignés et les files d'armoires à l'ordonnance; je me remémorais le drill épuisant et le pas de parade, les assauts à la baïonnette et ces fastidieux labeurs de corvée dont j'avais été vite dispensé en ma qualité de fils de famille. Puis, c'était le champ de manœuvre, à une heure de la ville, avec ses baraquements de matériel et son stand de tir; c'était le local des sous-officiers, au rez de chaussée de l'aile gauche de la caserne; le casino des officiers, dans une avenue voisine, avec son porche élégant, son vestibule à l'antique, sa galerie de fête, son salon de musique, son petit parc, son tennis et sa salle à manger gothique où chaque jour, sanglé, correct, immobile et silencieux, j'étais admis à m'asseoir au bas bout de la table pour prendre mon repas de midi en compagnie de mes supérieurs.
Vie mécanique, fatigante et monotone. Mais quand ma période d'instruction se fut terminée par quinze jours de grandes manœuvres d'armée sur l'Elbe, qu'au milieu du fracas des canons, des sonneries des trompettes, du claquement des fusils et des mitrailleuses j'eus marché, contre-marché, rampé, creusé la terre, dormi sous la tente ou à la belle étoile, que j'eus brûlé d'innombrables cartouches, bataillé, grimpé, couru, chargé, senti la terre trembler autour de moi sous le galop des chevaux ou le passage des pièces d'artillerie, que je me fus pénétré de la conscience que j'étais une unité de ce vaste ensemble, un rouage de cette formidable machine, dont, quelle que fût l'infimité de mon rôle, je concevais pourtant, comme si j'en étais le centre, l'énorme et régulier assemblage, alors toute cette année d'obscure préparation me réapparut transfigurée, comme baignée dans le rayonnement de son apothéose finale; et quand, au cours de la triomphale revue qui clôtura ces manœuvres de l'Elbe, j'eus défilé, la jambe haute et le pied tendu, en tête de la demi-section dont on m'avait confié le commandement, devant le tertre où, dans la brillante escorte de son état-major, se cambrait l'uniforme éblouissant de S. M. l'Empereur Guillaume II, j'éprouvai jusqu'au fond de mon être, pendant que montaient de tous côtés les éclats des cuivres tonnant le Deutschland, Deutschland über alles, l'intense et magnifique orgueil de me sentir un soldat allemand.
Et maintenant, qu'allait-il m'advenir? La puissante machine, huilée dans ses ressorts, allait-elle être mise en action pour écraser l'Europe du poids de la guerre, ou suffirait-il de son bruissement avertisseur pour courber de nouveau tous les fronts sous le vent angoissant de la peur? Comment allais-je retrouver la caserne de Magdebourg? Toute animée d'apprêts belliqueux ou dormant massivement dans l'épaisseur de ses lourdes murailles? Qu'allait-il se passer? Quel allait être mon sort, et avec le mien celui de mon régiment, celui de l'armée, celui de l'Allemagne, celui du monde? Quelles conversations allaient se tenir autour de la longue table du casino des officiers? Quel air aurait le colonel von Steinitz, entre ses favoris à l'autrichienne? Quels discours nous servirait notre chef de bataillon, le major von Nippenburg, du haut de sa parole tranchante et de ses lèvres rases? Quels jurons partiraient des dents gâtées du capitaine Braumüller, mâchant son éternelle cigarette? Quels changements se seraient produits dans mon ancienne compagnie? Y reverrais-je le premier-lieutenant Poppe, plus que jamais mordant, rogue et sarcastique, le lieutenant Schimmel, couturé comme un damier, le lieutenant von Bückling, élégant, corseté, pommadé et le monocle à l'œil, le sergent-major Schlapps et le vice-feldwebel Biertümpel, les sergents Quarck, Schmauser, Schweinmetz et Buchholz, les sous officiers Brandenfels, Schuster, Dickmann et cette immonde et magnifique brute de Michel Bosch, surnommé Wacht-am-Rhein, pour sa constante habitude, quand il était saoul, de brailler au milieu de ses renvois, de ses hoquets et de ses déjections les strophes enflammées de cet hymne patriotique? Retrouverais-je ceux avec lesquels je m'étais plus ou moins lié, ceux que, dans le cadre de la discipline et le ménagement de la hiérarchie, je pouvais nommer mes amis, le lieutenant Kœnig, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar et les trois autres volontaires du bataillon, Max Helmuth, Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach, aussi prétentieux que son nom était long et sa noblesse parcheminée? J'étais resté sans relation avec eux tous,