Le livre du peuple. Félicité de La Mennais
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Félicité de La Mennais
Le livre du peuple
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066330835
Table des matières
I
Toutes choses ne sont pas en ce monde comme elles devroient être. Il y a trop de maux et des maux trop grands. Ce n’est pas là ce que Dieu a voulu.
Les hommes, nés d’un même père, auroient dû ne former qu’une seule grande famille, unie par le doux lien d’un amour fraternel. Elle eût ressemblé, dans sa croissance, à un arbre dont la tige produit en s’élevant des branches nombreuses, d’où sortent des rameaux, et de ceux-ci d’autres encore, nourris de la même sève, animés de la même vie.
Dans une famille, tous ont en vue l’avantage de tous, parce que tous s’aiment et que tous ont part au bien commun. Il n’est pas un de ses membres qui n’y contribue d’une manière diverse, selon sa force, son intelligence, ses aptitudes particulières. L’un fait ceci, l’autre cela; mais l’action de chacun profite à tous, et l’action de tous profite à chacun. Qu’on ait peu ou beaucoup, on partage en frères. Nulles distinctions autour du foyer domestique. On n’y voit point ici la faim, à côté l’abondance. La coupe que Dieu remplit de ses dons passe de main en main, et le vieillard et le petit enfant, celui qui ne peut plus ou ne peut pas encore supporter la fatigue, et celui qui revient des champs le front, baigné de sueur, y trempent également leurs lèvres. Leurs joies, leurs souffrances sont communes. Si l’un est infirme, s’il tombe malade, s’il devient avec l’âge incapable de travail, les autres le nourrissent et le soignent, de sorte qu’en aucun temps il n’est abandonné.
Point de rivalités possibles quand on n’a qu’un même intérêt; point de dissensions dès-lors. Ce qui enfante les dissensions, la haine, l’envie, c’est le désir insatiable de posséder plus et toujours plus, lorsque l’on possède pour soi seul. La Providence maudit ces possessions solitaires. Elles irritent sans cesse la convoilise et ne la satisfont jamais. On ne jouit que des biens partagés.
Père, mère, enfants, frères, sœurs, quoi de plus saint, de plus doux que ces noms? et pourquoi y en a-t-il d’autres sur la terre?
Si ces liens s’étoient conservés tels qu’ils furent originairement, la plupart des maux qui affligent la race humaine lui seroient restés inconnus, et la sympathie eût allégé les maux inévitables. Les seules larmes dont l’amertume soit sans mélange sont celles qui ne tombent dans le sein de personne, et que personne n’essuie.
D’où vient que notre destinée est si pesante, et notre vie si pleine de misères? Ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Nous avons méconnu les lois de la nature, nous nous sommes détournés de ses voies. Celui qui se sépare des siens pour gravir sans aide entre des rochers ne doit pas se plaindre que le voyage soit rude.
«Regardez les oiseaux du ciel; ils ne sèment ni ne moissonnent, ni ne rassemblent en des greniers, et le Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas d’un plus grand prix qu’eux?»
Il y a place pour tous sur la terre, et Dieu l’a rendue assez féconde pour fournir abondamment aux besoins de tous. Si plusieurs manquent du nécessaire, c’est donc que l’homme a troublé l’ordre établi de Dieu; c’est qu’il a rompu l’unité de la famille primitive; c’est que les membres de cette famille sont devenus premièrement étrangers les uns aux autres, puis ennemis les uns des autres.
Il s’est formé des multitudes de sociétés particulières, de peuplades, de tribus, de nations, qui, au lieu de se tendre la main, de s’aider mutuellement, n’ont songé qu’à se nuire.
Les passions mauvaises, et l’égoïsme d’où elles naissent toutes, ont armé les frères contre les frères. Chacun a cherché son bien aux dépens d’autrui. La rapine a banni la sécurité du monde, la guerre l’a dévasté. On s’est disputé avec fureur les lambeaux sanglants de l’héritage commun. Or, quand la force destinée au travail qui produit est presque tout entière employée à détruire; quand l’incendie, le pillage, le meurtre, marquent sur le sol le passage de l’homme; que la conquête intervertit les rapports naturels entre chaque population et l’étendue du territoire qu’elle occupe et peut cultiver; que des obstacles sans nombre interrompent ou entravent les communications d’un pays à l’autre et le libre échange de leurs productions: comment des désordres aussi profonds n’entraîneroient-ils pas des souffrances également profondes?
Les nations ainsi divisées entre elles, chaque nation s’est encore divisée en elle-même. Quelques-uns sont venus qui ont proféré cette parole impie: A nous de commander et de gouverner; les autres ne doivent qu’obéir.
Ils ont fait les lois pour leur avantage, et les ont maintenues par la force. D’un côté le pouvoir, les richesses, les jouissances; de l’autre toutes les charges de la société.
En certains temps et certains pays, l’homme est devenu propriété de l’homme; on a trafiqué de lui, on l’a vendu, acheté comme une bête de somme.
En d’autres pays et d’autres temps, sans lui ôter sa liberté, on a fait en sorte que le fruit de son travail revînt presque en entier à ceux qui le tenoient sous leur dépendance. Mieux eût valu pour lui un complet esclavage. Car le maître au moins nourrit, loge, vêtit son esclave, le soigne dans ses maladies, à cause de l’intérêt qu’il a de le conserver. Mais celui qui n’appartient à personne, on s’en sert pendant qu’il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là. A quoi est-il bon lorsque l’âge et le labeur ont usé ses forces? à mourir de faim et de froid au coin de la rue. Encore son aspect choqueroit-il ceux qui ont toutes les joies de la vie. Peut-être leur diroit-il quand ils passent: Un morceau de pain pour l’amour de Dieu! Cela seroit importun à entendre..