Les civilisés: Roman. Claude Farrère
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Claude Farrère
Les civilisés: Roman
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066079444
Table des matières
I
Dans la cour, plantée de grands flamboyants ombreux, entre la maison et la grille, les deux coureurs tonkinois avancèrent le pousse, un pousse très élégant, laqué et argenté. Et ils s'attelèrent entre les brancards, en flèche. Après quoi, ils attendirent le maître, immobiles comme des idoles jaunes vêtues de soie. Pousse et coureurs faisaient un coquet équipage, pittoresque même à Saïgon, où les petites gens seuls vont encore en voiture à homme. Mais le docteur Raymond Mévil avait beaucoup d'originalité, et possédait d'ailleurs une Victoria et de beaux trotteurs. En sorte que le monde lui passait sa fantaisie d'aller en pousse, et de violer la mode,—luxueusement.
Il était quatre heures, l'heure où l'on s'éveille de la sieste. Le docteur ne recevait pas plus tard,—procédé discret, dans un pays où les rues sont désertes jusqu'au déclin du soleil.—Ce jour-là, Raymond Mévil sortait tôt, non pour la classique promenade d'avant dîner, mais pour quelques visites demi professionnelles, qu'il espaçait d'ailleurs largement, sa tactique étant d'être rare.
Une congaï à chignon lisse ouvrit la porte, jeta quelques lazzis criards aux coureurs, et s'immobilisa tout à coup, doucereuse: le maître paraissait. Il descendit le perron, d'un pas jeune quoique déjà traînant, caressa du doigt le sein de la femme à travers le ke-hao de soie noire, et monta dans le petit véhicule qui partit à fond de train, les Tonkinois courant à toutes jambes pour que le vent de la vitesse rafraîchit le visage de l'homme d'Occident. Aux fenêtres, par les fentes des volets clos au soleil, des regards de femmes admirèrent la joliesse des livrées blanches bordées de pourpre,—admirèrent la grâce du promeneur, plus séduisant que le luxe dont il s'entourait. Le docteur Mévil était aimé des femmes,—d'abord parce qu'il les aimait, et qu'il n'aimait qu'elles, ensuite parce qu'il était beau d'une beauté qui les troublait toutes, d'une beauté sensuelle et molle jusqu'à l'indécence. Il était blanc et blond, avec des yeux bleu foncé trop longs, et une bouche petite et rouge Quoiqu'il eût trente ans passés, il paraissait adolescent, et quoiqu'il fût robuste, on l'imaginait délicat. Ses longues moustaches claires le faisaient ressembler à un Gaulois décadent, que les siècles se seraient fait un jeu d'affiner et d'adoucir.
Ressemblance de hasard: Mévil se vantait d'être suffisamment civilisé pour que tous les sangs de toutes les origines se fussent mélangés dans ses artères également.
Le pousse trottait entre les arbres des rues, à l'abri du soleil oblique, mais meurtrier quand même comme une massue. Du bout de sa canne, le maître guidait les coureurs. Pour les arrêter, il dit: «Toï!» en les frappant sur l'épaule. Et ils entrèrent dans un jardin qui précédait une villa. Le long de la grille, plusieurs voitures attendaient, avec des grooms annamites, hauts comme leurs bottes, cramponnés aux mors des chevaux.
—«Tiens, fit Mévil, c'est le jour de cette chère petite, je n'y avais pas pensé.»
Il