La terre promise. Paul Bourget

La terre promise - Paul Bourget


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Il lut à travers ces beaux yeux bleus jusqu'au fond de cette âme qui était à lui. Dans cette chère âme tout était candeur et vérité. Il n'y avait pas un repli où il ne devinât la plus irréprochable, la plus passionnée des tendresses. Sur ce cœur virginal rien n'avait jamais passé, pas un frisson, pas une ombre. Autour de leur silence les palmes continuaient de palpiter, le vent de murmurer dans les pins, les buissons de roses et les citronnelles d'exhaler un léger parfum vaguement musqué, l'ombre des feuillages de trembler sur les marbres, le cygne d'errer sur l'eau dormante, le soleil de rayonner dans le vaste ciel. Ils étaient si seuls dans ce tournant d'allée, – si loyalement, presque pieusement seuls, avec la présence bénie de la meilleure des mères à côté de leur amour comme pour le sanctifier. Francis attira sa fiancée contre son cœur, et il posa ses lèvres sur ce front qu'aucune pensée mauvaise n'avait jamais traversé, pas même effleuré. Il se sentit alors si heureux, que ce bonheur trop complet, trop absolu, dépassa tout d'un coup les puissances de son être et lui fit mal pour la première fois, et tout bas il dit à sa chère «aimée,» comme elle lui permettait de l'appeler quelquefois à des minutes pareilles:

      – «Nous sommes trop heureux, j'ai peur…»

      Elle ne répondit rien d'abord. Mais il vit distinctement une angoisse passer dans ces douces prunelles, un frémissement courir autour de ces lèvres à demi ouvertes. Les paupières de la jeune fille battirent, son sein palpita, puis, le regardant de nouveau, bien en face, elle fit un effort pour dominer son impression et, avec un sourire de courage: – «Moi aussi quelquefois,» dit-elle, «j'ai peur d'être si heureuse. Mais il ne faut pas. Quand on n'a rien sur la conscience, n'est-on pas avec Dieu?..»

      Francis Nayrac devait souvent se rappeler par la suite l'étrange impression d'anxiété qui l'avait fait tressaillir ce matin-là, – ce dernier matin de leur joie complète, – et qui avait trouvé un tel écho dans sa fiancée, alors que toutes choses autour d'eux paraissaient s'harmoniser entièrement, absolument avec leurs cœurs. Ils ne pouvaient en aucune manière soupçonner le danger qui menaçait cette paix bénie de leur amour à cette heure même. Eurent-ils donc là tous deux une de ces presciences dont notre scepticisme sourit, quoique des hommes qui s'appelaient Napoléon et Gœthe aient cru possible cette divination de l'avenir à de certaines minutes exaltées? Cédèrent-ils simplement à cette angoisse de la joie, phénomène singulier mais indiscutable, où il entre à la fois de la lassitude nerveuse sous le coup de la sensation trop forte, et une vue trop juste des retours assurés du sort? Ne semble-t-il pas que nous portions tous en nous un instinct de cette grande loi humaine figurée dans un symbole tragique de l'antiquité par la Némésis, par la funeste puissance des compensations fatales dans laquelle les Grecs ont incarné moins encore la justice que la jalousie des Dieux? On peut certes donner une apparence d'explication naturelle à toutes les appréhensions de cet ordre, et ajouter que d'ailleurs la plupart des pressentiments sont démentis par les faits. Mais, lorsque ces faits au contraire les justifient par une concordance inattendue et comme foudroyante, le moins superstitieux ne saurait se retenir de trembler. Nous croyons entrevoir derrière le hasard extérieur des circonstances le mystère d'une destinée, et, si vulgaire que soit la forme de cette révélation, nous en demeurons, pendant une seconde, remués jusque dans la racine de notre être. Pour Francis, le saisissement devait être d'autant plus fort qu'il avait toujours eu à lutter contre cette disposition au fatalisme qui, éclairée et dirigée par la foi, aboutit chez les âmes d'espérance et de résignation à la croyance dans la providence, principe premier de toute vie vraiment religieuse. Pour le jeune homme, et quoique, élevé pieusement, il eût gardé ce christianisme d'apparence propre à sa classe et à son temps, la religion n'était que la plus noble des hypothèses. Sa providence, c'étaient les beaux yeux bleus de sa fiancée, et, tandis qu'il marchait seul, au sortir du jardin de la villa Tasca, par les rues de Palerme, blanches de raies de soleil et noires de raies d'ombre, il n'eut pas besoin d'effort pour oublier ce vague frisson de peur devant l'avenir qui allait le reprendre si vite, mais cette fois causé par le plus déterminé des motifs. Pour le moment, il ne gardait de sa promenade de la matinée qu'une sensation délicieuse. Ayant quelques commissions à exécuter, il avait laissé Henriette et Mme Scilly regagner en voiture l'Hôtel Continental où ils habitaient tous les trois. Il suivait les trottoirs d'une des deux longues rues qui se coupent à la place dite des Quattro Canti et divisent Palerme en quatre segments presque égaux. Jamais il n'avait goûté plus vivement le charme exotique de cette ville qui tient de l'Orient, de l'Espagne et de l'Italie, avec ses fontaines dans le style rococo chargées de statues, avec ses étroites boutiques dont les marchands se tiennent silencieux et indifférents comme dans les bazars turcs, avec ses palais brodés de sculptures, avec ses Madones et ses Christs prisonniers de niches qu'éclaire un lumignon toujours allumé, avec le passage de ses voitures chargées de fenouil et peintes de scènes barbarement coloriées. Et quelles scènes: Médor et Angélique, Godefroy de Bouillon escaladant Jérusalem, Garibaldi haranguant les Mille!.. Jamais non plus le jeune homme, une fois franchi l'arc de triomphe sans fronton dressé pour le char de sainte Rosalie, n'avait davantage admiré la ligne si large et si noble du golfe. Arrivé sur la porte de l'hôtel qui donne sur ce quai tout contre l'adorable jardin de la villa Giulia, il se retourna pour regarder par delà l'emmêlement des agrès du port cette mer si bleue avec la silhouette nue et rouge du mont Pellegrino, voué lui aussi à sainte Rosalie. Certes, son pressentiment était bien oublié, et il ne se doutait guère que ce regard d'enthousiasme pour le beau paysage était aussi un regard d'adieu, – adieu à ces journées de parfaite tendresse, adieu à cet abandon dans le plus cher espoir, adieu au rajeunissement de toute son âme souhaité, commencé déjà, adieu au paradis idéal du bonheur permis. Le plus simple des incidents allait suffire à bouleverser ce château de rêves où il s'abritait depuis six mois, et à le remettre en face d'un tourment moral aussi cruel que ceux dont la trace se reconnaissait trop souvent à l'expression de sa bouche et de ses yeux. Ce fut rapide et simple comme un de ces accidents terribles: déraillement de chemin de fer, tremblement de terre, effondrement d'une maison, dont la survenance en pleine sécurité est d'autant plus effrayante qu'elle est plus subite. En entrant sous la voûte de l'hôtel, Francis Nayrac vit que le concierge était en train de classer les lettres arrivées par le bateau du matin. Cet homme, un gigantesque Allemand, à longue barbe blonde, méticuleux et polyglotte, vêtu d'une somptueuse livrée et coiffé d'une large casquette flamboyante d'or, maniait les enveloppes comme un joueur manie les cartes, avec une dextérité de prestidigitateur. Son crayon rouge griffonnait sur chacune le numéro de la chambre du destinataire, et plusieurs personnes se tenaient autour de lui, attendant qu'il eût fini cette besogne, avec cette avidité inquiète et presque maladive de correspondance qui distingue particulièrement les bureaux de poste dans les îles où la rareté des courriers en exalte le désir. Toutes les figures de ce petit tableautin cosmopolite auquel il était pourtant très habitué, que de fois Francis les revit depuis, associées qu'elles étaient au coup de surprise qui le frappa dans cet instant-là! Au lieu de monter droit dans sa chambre, il s'arrêta machinalement pour attendre lui-même ses lettres, et, non moins machinalement, il se mit à parcourir des yeux la pancarte où se trouvaient affichés les noms des voyageurs descendus à l'hôtel. Tout d'un coup il sentit son cœur battre plus vite. Une émotion presque de terreur lui serra la gorge. Ses jambes tremblèrent. Il se rapprocha du tableau pour relire, parmi ces noms qu'il connaissait presque tous, l'avant-dernier inscrit, celui d'une personne débarquée sans doute depuis quelques heures ou de la veille: «Mme Pauline Raffraye,» avec la petite note: «et sa famille,» puis, comme indication du lieu d'origine: «Château de Molamboz, par Arbois. – France.» Le jeune homme demeura ainsi quelques secondes, comme hypnotisé par ces syllabes auxquelles il paraissait ne pouvoir pas croire; puis, comme le concierge, enfin délivré des impatients, sortait de la loge, le paquet des lettres à la main, pour s'occuper de la distribution, il l'appela pour lui montrer ce nom. Rien que de le prononcer lui faisait sans doute un peu de mal car il dit simplement:

      – «Je n'avais pas vu que cette dame fût ici encore. Est-ce qu'elle est arrivée aujourd'hui?»

      – «Elle est venue par le train de Messine, hier,» répondit le géant.

      – «C'est bien une Française, n'est-ce pas?»

      – «Oui, monsieur.»

      – «Elle


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