Les quatre cavaliers de l'apocalypse. Blasco Ibáñez Vicente

Les quatre cavaliers de l'apocalypse - Blasco Ibáñez Vicente


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le rapin élut domicile à l'atelier.

      Le bohème était en somme un agréable compagnon qui ne manquait ni d'esprit ni même de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il lisait force livres, amassait dans sa mémoire une prodigieuse quantité de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus imprévus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui comme de secrétaire: pour s'épargner la peine de lire les romans nouveaux, les pièces de théâtre à la mode, les ouvrages de littérature, de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles sensationnels des revues de «jeunes» et le Zarathustra de Nietzsche, il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix le compte rendu et qui ajoutait même au compte rendu ses propres observations, souvent fines et ingénieuses. Ainsi le «peintre d'âmes» pouvait étonner à peu de frais son père, sa mère, leurs invités et les femmes esthètes des salons qu'il fréquentait, par l'étendue de son instruction et par la subtilité ou la profondeur de ses jugements personnels.

      – C'est un garçon un peu léger, disait-on dans le monde; mais il sait tant de choses et il a tant d'esprit!

      Lorsque Jules eut à peu près renoncé à peindre, sa vie devint de moins en moins édifiante. Presque toujours escorté d'Argensola qu'en la circonstance il dénommait, non plus son «secrétaire», mais son «écuyer», il passait les après-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans les cabarets de Montmartre. Il était champion de plusieurs armes, boxait, possédait même les coups favoris des paladins qui rôdent, la nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable d'endosser dès six heures du soir, il implantait à Paris les mœurs violentes de la pampa. Son père n'ignorait point cette conduite, et il en était navré; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu désabusé ne laissait pas d'être indulgent, et même, dans son for intérieur, il éprouvait un certain orgueil animal à penser que ce hardi luron était son fils.

      Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers. Ceux-ci les reçurent dans leur château de Villeblanche, où les Hartrott passèrent deux mois. Karl apprécia avec une bienveillante supériorité l'installation de son beau-frère. Ce n'était pas mal; le château ne manquait pas de cachet et pourrait servir à mettre en valeur un titre nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodités de Berlin! Il insista beaucoup pour qu'à leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre: il espérait que ce voyage arracherait Jules à ses mauvaises camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se poussant activement dans une carrière, pourrait inspirer de l'émulation à ce libertin; que l'influence de Paris était corruptrice pour le jeune homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la pureté des mœurs patriarcales. Les châtelains de Villeblanche partirent donc pour Berlin, et ils y demeurèrent trois mois, afin de donner à Jules le temps de perdre ses déplorables habitudes.

      Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait guère dans la capitale prussienne. Quinze jours après son arrivée, il avait déjà une terrible envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces gens-là! Très aimables, d'une amabilité gluante et visiblement désireuse de plaire, mais si extraordinairement dépourvue de tact qu'elle choquait à chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour la France; mais c'était l'amour compatissant qu'inspire un bébé capricieux et faible, et ils ajoutaient à ce sentiment de commisération mille souvenirs fâcheux des guerres où les Français avaient été vaincus. Au contraire, tout ce qui était allemand, – un édifice, une station de chemin de fer, un simple meuble de salle à manger, – donnait lieu à d'orgueilleuses comparaisons:

      – En France vous n'avez pas cela… En Amérique vous n'avez jamais rien vu de pareil…

      Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses hôtes, il les laissait dire. Quant à Luisa et à Chichi, elles ne pouvaient se résigner à admettre que l'élégance berlinoise fût supérieure à l'élégance parisienne; et Chichi scandalisa même ses cousines en leur déclarant tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient la taille serrée par un corset, qui portaient à l'œil un monocle inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une grimace de supériorité.

      Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse société de Berlin. L'aîné, le savant, fut laissé à l'écart: ce malheureux, toujours absorbé dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frères. Ceux-ci, sous-lieutenants ou élèves-officiers, montrèrent avec orgueil à Jules les progrès de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de nuit, qui étaient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus vastes. Les femmes qui, à Paris, se rencontraient par douzaines, se rencontraient là par centaines. La soûlerie scandaleuse y était, non un accident, mais un fait expressément voulu et considéré comme indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des régiments. Jules n'éprouva qu'une sensation de dégoût en présence de ces femelles serviles et craintives qui, accoutumées à être battues, ne dissimulaient pas l'avidité impudente avec laquelle elles tâchaient de se rattraper des mécomptes, des préjudices et des torgnoles qu'elles avaient à souffrir dans leur commerce; et il trouva répugnant ce libertinage brutal qui s'étalait, vociférait, faisait parade de ses prodigalités absurdes.

      – Vous n'avez point cela à Paris, lui disaient ses cousins en montrant les salons énormes où s'entassaient par milliers les buveurs et les buveuses.

      – Non, nous n'avons point cela à Paris, répondait-il avec un imperceptible sourire.

      Lorsque les Desnoyers rentrèrent en France, ils poussèrent un soupir de soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague appréhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrès. Il n'était pas un patriote aveugle, et il devait se rendre à l'évidence. L'industrie germanique était devenue très puissante et constituait un réel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il se rassurait en se disant: «Ils vont être très riches, et, quand on est riche, on n'éprouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre que redoutent quelques toqués est fort improbable!»

      Jules, sans se casser la tête à méditer sur de si graves questions, reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec quelques louables variantes. Il avait pris à Berlin du dégoût pour la débauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'étaient les salons fréquentés par les artistes et par leurs protectrices. Or, la gloire vint l'y trouver à l'improviste. Ni la peinture des âmes, ni les amours coûteuses et les duels variés ne l'avaient mis en vedette: ce fut par les pieds qu'il triompha.

      Un nouveau divertissement, le tango, venait d'être importé en France pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-là, les gens se demandaient d'un air mystérieux: «Savez-vous tanguer?» Cette danse des nègres de Cuba, introduite dans l'Amérique du Sud par les équipages des navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement de nation en nation, pénétrait jusque dans les cours les plus cérémonieuses, culbutait les traditions de la décence et de l'étiquette: c'était la révolution de la frivolité. Le pape lui-même, scandalisé de voir le monde chrétien s'unir sans distinction de sectes dans le commun désir d'agiter les jambes avec une frénésie aussi infatigable que celle des possédés du moyen âge, croyait devoir se convertir en maître de ballet et prenait l'initiative de recommander la furlana comme plus décente et plus gracieuse que le tango.

      Or, ce tango que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqué à Buenos-Aires, après sa sortie du collège, sans se douter que, lorsqu'il fréquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui qui se sent admiré, et il fut vite regardé comme


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