La Comédie humaine, Volume 5. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 5 - Honore de Balzac


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la jeune fille ferma son piano pour venir s'asseoir à côté de son parrain. Quel est donc votre maître?

      – Un Allemand logé précisément auprès de la rue Dauphine, sur le quai Conti, dit le docteur. S'il n'avait pas donné tous les jours une leçon à Ursule pendant notre séjour à Paris, il serait venu ce matin.

      – C'est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais un homme adorable de naïveté.

      – Ces leçons-là doivent coûter cher! s'écria Désiré.

      Un sourire d'ironie fut échangé par les joueurs. Quand la partie se termina, le docteur, soucieux jusqu'alors, prit en regardant Savinien l'air d'un homme peiné d'avoir à remplir une obligation.

      – Monsieur, lui dit-il, je vous sais beaucoup de gré du sentiment qui vous a porté à me faire si promptement visite; mais madame votre mère me suppose des arrière-pensées très-peu nobles, et je lui donnerais le droit de les croire vraies si je ne vous priais pas de ne plus venir me voir, malgré l'honneur que me feraient vos visites et le plaisir que j'aurais à cultiver votre société. Mon honneur et mon repos exigent que nous cessions toute relation de voisinage. Dites à madame votre mère que si je ne vais point la prier de nous faire l'honneur, à ma pupille et à moi, d'accepter à dîner dimanche prochain, c'est à cause de la certitude où je suis qu'elle serait indisposée ce jour-là.

      Le vieillard tendit la main au jeune vicomte, qui la lui serra respectueusement, en lui disant: – Vous avez raison, monsieur! Et il se retira, non sans faire à Ursule un salut qui révélait plus de mélancolie que de désappointement.

      Désiré sortit en même temps que le gentilhomme; mais il lui fut impossible d'échanger un mot, car Savinien se précipita chez lui.

      Le désaccord des Portenduère et du docteur Minoret défraya, pendant deux jours, la conversation des héritiers qui rendirent hommage au génie de Dionis, et regardèrent alors leur succession comme sauvée. Ainsi, dans un siècle où les rangs se nivellent, où la manie de l'égalité met de plain-pied tous les individus et menace tout, jusqu'à la subordination militaire, dernier retranchement du pouvoir en France; où par conséquent les passions n'ont plus d'autres obstacles à vaincre que les antipathies personnelles ou le défaut d'équilibre entre les fortunes, l'obstination d'une vieille Bretonne et la dignité du docteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrières destinées, comme autrefois, moins à détruire qu'à fortifier l'amour. Pour un homme passionné, toute femme vaut ce qu'elle lui coûte; or, Savinien apercevait une lutte, des efforts, des incertitudes qui lui rendaient déjà cette jeune fille chère: il voulait la conquérir. Peut-être nos sentiments obéissent-ils aux lois de la nature sur la durée de ses créations: à longue vie, longue enfance!

      Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent une même pensée. Cette entente ferait naître l'amour si elle n'en était pas déjà la plus délicieuse preuve. Lorsque la jeune fille écarta légèrement ses rideaux afin de donner à ses yeux l'espace strictement nécessaire pour voir chez Savinien, elle aperçut la figure de son amant au-dessus de l'espagnolette en face. Quand on songe aux immenses services que rendent les fenêtres aux amoureux, il semble assez naturel d'en faire l'objet d'une contribution. Après avoir ainsi protesté contre la dureté de son parrain, Ursule laissa retomber les rideaux, et ouvrit ses fenêtres pour fermer ses persiennes à travers lesquelles elle pourrait désormais voir sans être vue. Elle monta bien sept ou huit fois pendant la journée à sa chambre, et trouva toujours le jeune vicomte écrivant, déchirant des papiers et recommençant à écrire, à elle sans doute!

      Le lendemain matin, au réveil d'Ursule, la Bougival lui monta la lettre suivante.

A MADEMOISELLE URSULE

      «Mademoiselle,

      »Je ne me fais point illusion sur la défiance que doit inspirer un jeune homme qui s'est mis dans la position d'où je ne suis sorti que par l'intervention de votre tuteur: il me faut donner désormais plus de garanties que tout autre; aussi, mademoiselle, est-ce avec une profonde humilité que je me mets à vos pieds pour vous avouer mon amour. Cette déclaration n'est pas dictée par une passion: elle vient d'une certitude qui embrasse la vie entière. Une folle passion pour ma jeune tante, madame de Kergarouët, m'a jeté en prison, ne trouverez-vous pas une marque de sincère amour dans la complète disparition de mes souvenirs, et de cette image effacée de mon cœur par la vôtre? Dès que je vous ai vue endormie et si gracieuse dans votre sommeil d'enfant à Bouron, vous avez occupé mon âme en reine qui prend possession de son empire. Je ne veux pas d'autre femme que vous. Vous avez toutes les distinctions que je souhaite dans celle qui doit porter mon nom. L'éducation que vous avez reçue et la dignité de votre cœur vous mettent à la hauteur des situations les plus élevées. Mais je doute trop de moi-même pour essayer de vous bien peindre à vous-même, je ne puis que vous aimer. Après vous avoir entendue hier, je me suis souvenu de ces phrases qui semblent écrites pour vous:

      «Faite pour attirer les cœurs et charmer les yeux, à la fois douce et indulgente, spirituelle et raisonnable, polie comme si elle avait passé sa vie dans les cours, simple comme le solitaire qui n'a jamais connu le monde, le feu de son âme est tempéré dans ses yeux par une divine modestie.»

      »J'ai senti le prix de cette belle âme qui se révèle en vous dans les plus petites choses. Voilà ce qui me donne la hardiesse de vous demander, si vous n'aimez encore personne, de me laisser vous prouver par mes soins et par ma conduite que je suis digne de vous. Il s'agit de ma vie, vous ne pouvez douter que toutes mes forces ne soient employées non seulement à vous plaire, mais encore à mériter votre estime, qui peut tenir lieu de celle de toute la terre. Avec cet espoir, Ursule, et si vous me permettez de vous nommer dans mon cœur comme une adorée, Nemours sera pour moi le paradis, et les plus difficiles entreprises ne m'offriront que des jouissances qui vous seront rapportées comme on rapporte tout à Dieu. Dites-moi donc que je puis me dire

»Votre Savinien.»

      Ursule baisa cette lettre; puis, après l'avoir relue et tenue avec des mouvements insensés, elle s'habilla pour aller la montrer à son parrain.

      – Mon Dieu! j'ai failli sortir sans faire mes prières, dit-elle en rentrant pour s'agenouiller à son prie-Dieu.

      Quelques instants après, elle descendit au jardin et y trouva son tuteur à qui elle fit lire la lettre de Savinien. Tous deux ils s'assirent sur le banc, sous le massif de plantes grimpantes, en face du pavillon chinois: Ursule attendait un mot du vieillard, et le vieillard réfléchissait beaucoup trop longtemps pour une fille impatiente. Enfin, de leur entretien secret il résulta la lettre suivante, que le docteur avait sans doute en partie dictée.

      «Monsieur,

      »Je ne puis être que fort honorée de la lettre par laquelle vous m'offrez votre main; mais, à mon âge, et d'après les lois de mon éducation, j'ai dû la communiquer à mon tuteur, qui est toute ma famille, et que j'aime à la fois comme un père et comme un ami. Voici donc les cruelles objections qu'il m'a faites et qui doivent me servir de réponse.

      »Je suis, monsieur le vicomte, une pauvre fille dont la fortune à venir dépend entièrement non seulement des bons vouloirs de mon parrain, mais encore des mesures chanceuses qu'il prendra pour éluder les mauvais vouloirs de ses héritiers à mon égard. Quoique fille légitime de Joseph Mirouët, capitaine de musique au 45e régiment d'infanterie; comme il est le beau-frère naturel de mon tuteur, on pourrait, quoique sans raison, faire un procès à une jeune fille qui resterait sans défense. Vous voyez, monsieur, que mon peu de fortune n'est pas mon plus grand malheur. J'ai bien des raisons d'être humble. C'est pour vous et non pour moi que je vous soumets de pareilles observations qui sont souvent d'un poids léger pour des cœurs aimants et dévoués. Mais considérez aussi, monsieur, que si je ne vous les soumettais pas, je serais soupçonnée de vouloir faire passer votre tendresse par-dessus des obstacles que le monde et surtout votre mère trouveraient invincibles. J'aurai seize ans dans quatre mois. Peut-être reconnaîtrez-vous que nous sommes l'un et l'autre trop jeunes et trop inexpérimentés pour combattre les misères d'une vie commencée sans autre fortune que ce que je tiens de la bonté de feu monsieur de Jordy. Mon tuteur désire d'ailleurs ne pas me marier avant que j'aie atteint vingt ans. Qui sait ce que le sort vous réserve


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