Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz

Mémoires de Hector Berlioz - Hector Berlioz


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l'apercevant, je sentis une secousse électrique; je l'aimai, c'est tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n'espérais rien… je ne savais rien… mais j'éprouvais au cœur une douleur profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole. J'entends encore en frémissant le bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle! Tout le monde, à la maison et dans le voisinage, s'amusait de ce pauvre enfant de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui, la première, avait tout deviné, s'en est fort divertie, j'en suis sûr. Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante; il fut question de jouer aux barres; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se diviser en deux groupes égaux; les cavaliers choisissaient leurs dames; on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je n'osai, le cœur me battait trop fort; je baissai les yeux en silence. Chacun de me railler; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main: «Eh bien, non, c'est moi qui choisirai! Je prends M. Hector!» Ô douleur! elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté…

      Non, le temps n'y peut rien… d'autres amours n'effacent point la trace du premier… J'avais treize ans, quand je cessai de la voir… J'en avais trente quand, revenant d'Italie par les Alpes, mes yeux se voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison blanche, et la vieille tour… Je l'aimais encore… J'appris en arrivant qu'elle était devenue… mariée et… tout ce qui s'ensuit. Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu'on va lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà une lettre qu'on m'a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer ici tout à l'heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du courrier, pendant qu'on changera de chevaux, tu demanderas madame F*** et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu la reconnaîtras, bien que tu ne l'aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la diligence. À son arrivée, je m'approche la lettre à la main, demandant madame F***. «C'est moi, monsieur!» me dit une voix. C'est elle! me dit un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle!.. encore belle!.. Estelle!.. la nymphe, l'hamadryade du Saint-Eynard, des vertes collines de Meylan! C'est son port de tête, sa splendide chevelure, et son sourire éblouissant!.. mais les petits brodequins roses, hélas! où étaient-ils?.. On prit la lettre. Me reconnut-on? je ne sais. La voiture repartit; je rentrai tout vibrant de la commotion. «Allons, me dit ma mère en m'examinant, je vois que Némorin n'a point oublié son Estelle.» Son Estelle! méchante mère!..

      IV

Premières leçons de musique, données par mon père. – Mes essais en composition. – Études ostéologiques. – Mon aversion pour la médecine. – Départ pour Paris

      Quand j'ai dit plus haut que la musique m'avait été révélée en même temps que l'amour, à l'âge de douze ans, c'est la composition que j'aurais dû dire; car je savais déjà, avant ce temps, chanter à première vue, et jouer de deux instruments. Mon père encore m'avait donné ce commencement d'instruction musicale.

      Le hasard m'ayant fait trouver un flageolet au fond d'un tiroir où je furetais, je voulus aussitôt m'en servir cherchant inutilement à reproduire l'air populaire de Marlborough.

      Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le laisser en repos, jusqu'à l'heure où il aurait le loisir de m'enseigner le doigté du mélodieux instrument, et l'exécution du chant héroïque dont j'avais fait choix. Il parvint en effet à me les apprendre sans trop de peine; et, au bout de deux jours, je fus maître de régaler de mon air de Marlborough toute la famille.

      On voit déjà, n'est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets d'instruments à vent?.. (Un biographe pur sang ne manquerait pas de tirer cette ingénieuse induction…) Ceci inspira à mon père l'envie de m'apprendre à lire la musique; il m'expliqua les premiers principes de cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes musicaux et de l'office qu'ils remplissent. Bientôt après, il me mit entre les mains une flûte, avec la méthode de Devienne, et prit, comme pour le flageolet, la peine de m'en montrer le mécanisme. Je travaillai avec tant d'ardeur, qu'au bout de sept à huit mois j'avais acquis sur la flûte un talent plus que passable. Alors, désireux de développer les dispositions que je montrais, il persuada à quelques familles aisées de la Côte de se réunir à lui pour faire venir de Lyon un maître de musique. Ce plan réussit. Un second violon du Théâtre des Célestins, qui jouait en outre de la clarinette, consentit à venir se fixer dans notre petite ville barbare, et à tenter d'en musicaliser les habitants moyennant un certain nombre d'élèves assuré et des appointements fixes pour diriger la bande militaire de la garde nationale. Il se nommait Imbert. Il me donna deux leçons par jour; j'avais une jolie voix de soprano; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable chanteur, et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus compliqués. Le fils de mon maître, un peu plus âgé que moi, et déjà habile corniste, m'avait pris en amitié. Un matin il vint me voir, j'allais partir pour Meylan: «Comment, me dit-il, vous partez sans me dire adieu! Embrassons-nous, peut-être ne vous reverrai-je plus…» Je restai surpris de l'air étrange de mon jeune camarade et de la façon solennelle avec laquelle il m'avait quitté. Mais l'incommensurable joie de revoir Meylan et la radieuse Stella montis me l'eurent bientôt fait oublier. Quelle triste nouvelle au retour! Le jour même de mon départ, le jeune Imbert, profitant de l'absence momentanée de ses parents, s'était pendu dans sa maison. On n'a jamais pénétré le motif de ce suicide.

      J'avais découvert, parmi de vieux livres, le traité d'harmonie de Rameau, commenté et simplifié par d'Alembert. J'eus beau passer des nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un sens. Il faut en effet être déjà maître de la science des accords, et avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que l'auteur a voulu dire. C'est donc un traité d'harmonie à l'usage seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun. Mais à force d'écouter des quatuors de Pleyel exécutés le dimanche par nos amateurs, et grâce au traité d'harmonie de Catel, que j'étais parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte subitement, le mystère de la formation et de l'enchaînement des accords. J'écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des thèmes italiens dont je possédais un recueil. L'harmonie en parut supportable. Enhardi par ce premier pas, j'osai entreprendre de composer un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi.

      Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l'avis des applaudisseurs. Deux mois après nouveau quintette. Mon père voulut en entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande exécution; selon l'usage des amateurs de province, qui s'imaginent pouvoir juger un quatuor d'après le premier violon. Je la lui jouai, et à une certaine phrase: «À la bonne heure, me dit-il, ceci est de la musique.» Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier, était aussi bien plus difficile; nos amateurs ne purent parvenir à l'exécuter passablement. L'alto et le violoncelle surtout pateaugeaient à qui mieux mieux.

      J'avais a cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit dernièrement encore, qu'a vingt ans, je ne connaissais pas les notes, se sont, on le voit, étrangement trompés.

      J'ai brûlé les deux quintettes, quelques années après les avoir faits, mais il est singulier qu'en écrivant beaucoup plus tard, à Paris, ma première composition d'orchestre, la phrase approuvée par mon père dans le second de ces essais, me soit revenue en tête, et se sont fait adopter. C'est le chant en la bémol exposé par les premiers violons, un peu après le début de l'allégro de l'ouverture des Francs-Juges.

      Après la triste et inexplicable fin de son fils, le pauvre Imbert était retourné à Lyon, où je crois qu'il est mort. Il eut presque immédiatement à la Côte


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