Aymeris. Blanche Jacques-Émile

Aymeris - Blanche Jacques-Émile


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Blanche

      Aymeris

      AVANT-PROPOS

      CET ouvrage, le premier que j’aie écrit, devait paraître en 1914. J’étais en train d’en rédiger les parties «Enfance» et «Jeunesse», d’après des notes et sans prétendre à composer un roman, quand je rencontrai Joachim Gasquet, dont j’eusse souhaité que le nom figurât en tête de ce livre, comme un témoignage de ma reconnaissance et de mon affection.

      Dès que Gasquet en connut les pages initiales et que je lui eus confié mon plan, chaque soir il vint chez moi, insistant pour que je lui soumisse le produit de mon travail du jour; et cet ami si chaud, si enthousiaste, ce magnétiseur, comme je lui disais que ces cahiers feraient corps avec ceux de mes mémoires posthumes, s’indigna et me décida bientôt à prélever sur mon texte, en les modifiant un peu, tels chapitres qu’il appelait «l’éducation sentimentale» d’un artiste de mon temps. Ce moyen terme me sembla périlleux; je préférai prendre comme héros un Français de même éducation, classe et âge que moi-même, et je ne sus plus résister au plaisir d’une fiction: l’histoire douloureuse d’un artiste, de plus en plus passionné pour mille nouveautés, mais qui, fils de la bourgeoisie, n’a pas réussi à se dégager de certains modes de penser et de sentir propres au milieu où il fut élevé. Une sorte de «raté».

      Le 30 juillet 1914, André Gide, qui m’avait encouragé dans mon dessein, venait à Offranville afin de prendre possession du manuscrit et de me faire signer un contrat avec une maison d’édition. Ç’allait être la mobilisation. Gide me conseilla d’enfouir Aymeris —encore inachevé – dans un tiroir, de ne plus songer qu’à la guerre. D’où les Cahiers d’un artiste.

      C’est après le 11 novembre 1918, que je déficelai le paquet formé par quatre cents feuilles de copie; j’y ajoutai les quelque trente dernières du présent volume. Tout ce que Gasquet et moi avions prévu était alors chose accomplie. Nous entrions dans un monde nouveau où Georges Aymeris chercherait en vain sa place.

      Cet ouvrage paraît trois ans plus tard qu’il ne l’aurait dû. Sans Joachim Gasquet, j’eusse peut-être renoncé a le présenter en entier au public qui en connaissait les longs fragments publiés par le Mercure de France et par la Revue Hebdomadaire.

      Les illustrations dont s’accompagne cette histoire, je les ai exécutées dans le goût de l’époque de Georges Aymeris; pour l’Angleterre, m’inspirant de Leech, de Charles Keene, de George du Maurier.

J. – E. B.

      1

      Jessie

      A l’âge habituel de l’heureuse ignorance, Georges Aymeris apprit que les hommes vieillissent, puis meurent; que parfois aussi les enfants disparaissent subitement pour ne revenir plus jamais. Il entrevit les horreurs de la guerre et connut les premières angoisses de l’amour.

      De Marie, sa sœur, il ne se souvenait pas. Son frère aîné, Jacques, joie de la famille Aymeris, un petit hercule de quatorze ans, bien droit sur ses jambes, gai, d’humeur égale, gagnait par son aimable naturel quiconque l’approchait.

      – Qu’est-ce qu’on ne ferait pour monsieur Jacques? On se jetterait à l’eau pour lui plaire, il est si gentil! Et point fier! Tout comme Monsieur! Il est juste et si généreux! Il vous donnerait jusqu’à son dernier sou… Ainsi pensait Antonin, le maître d’hôtel.

      Les manières un peu brusques de Jacques, sa mine fraîche et ses gestes vifs contrastaient avec la pâleur, le silence de Georges, un tardillon portant encore des jupes, et à l’air toujours effarouché.

      – S’ils élèvent monsieur Georges, ils auront de la chance! – disaient les domestiques.

      Ses yeux, couleur de nigelle, semblaient suivre un rêve et fuyaient les vôtres. On ne savait de quoi lui parler; certains, qu’il déroutait par sa bizarrerie, le trouvaient hautain.

      Si différents l’un de l’autre, les deux frères ne se quittaient pas. Georges adorait Jacques, son maître, son chef, son Dieu; Jacques avait pour son cadet l’admiration et la condescendance d’un molosse à l’égard d’un king Charles. Georges ne se mêlait point aux jeux où la force se dépense, aux exercices dans lesquels excellait Jacques.

      – Il aime les livres, ce sera un savant, il est plus intelligent que moi, vous verrez!.. disait Jacques.

      Un jeudi de mai, Octave, le cocher, donne à Jacques une leçon de guides; les deux chevaux sont attelés au break. Dans la voiture, Georges, avec Nou-Miette, prend l’air au Bois de Boulogne; on s’arrête au lac pour distribuer du pain de seigle aux cygnes et aux canards, en attendant l’heure où le Prince Impérial, parfois, sort avec l’Impératrice. Octave distingue au loin un cliquetis d’acier, le trot d’un escadron. Sont-ce les Guides ou les Cent-Gardes?

      – Le Petit Prince! Fixe! – commande Octave, militairement.

      Mais Jacques, au lieu de se dresser sur le siège, son chapeau à la main, abandonne les rênes au père Octave; pris de malaise, l’enfant pâlit, glisse du siège sur la banquette intérieure, désigne son ventre avec une expression et un bon sourire qui voudraient rassurer la nourrice.

      – Là, j’ai mal, là, à droite… Ce n’est rien. Mais ça me fatigue de conduire…

      On rentre bien vite à la maison, dès que le Prince Impérial a disparu dans un tourbillon de poussière et le caracolement des chevaux.

      Dès le soir, deux médecins et une religieuse sont au chevet de Jacques. Des portes sont ouvertes et fermées avec précaution; on chuchote dans les couloirs, on prépare des cataplasmes, des tisanes, on manie le thermomètre. Visages inquiets; les voix sont altérées. On ne s’occupe plus de Georges. Mais il tâche de saisir les dialogues mystérieux échangés tout bas. C’est l’appareil de la maladie.

      Une longue semaine – inoubliable, celle-là! – Georges traîne des heures vacantes au fond du jardin; les devoirs sont supprimés, «les grands» veulent qu’il joue seul.

      Le prochain samedi, Georges est, avant le déjeuner, dans l’avenue qui descend vers la Seine; accablante chaleur! Des feuilles de marronniers emmêlent leurs anneaux d’ombre et de lumière sur le sable et le gazon; maman s’approche, d’un air qu’on ne lui connaissait pas; elle pince les lèvres, hausse les sourcils et baisse les paupières, sans ce rire de maman – mais où est-il, ce rire? – qui accueillait les enfants… Une larme glisse sur les joues de Mme Aymeris. Georges soudain s’aperçoit qu’elle n’est pas jeune comme les autres mères.

      – Cher petit, désormais tu vas être seul avec nous; il faudra que tu sois bon, obéissant, très sage, tu ne feras pas de chagrin à papa, ni à maman, mon chéri! Jacques est Là-haut, avec le Bon Dieu… Prie, pour que les anges le reçoivent gentiment parmi eux.

      Georges se jette dans les plis d’une jupe noire, il pleure, il étouffe, sa maman le baise au front. Il n’ose interroger. Il fait grand jour, et c’est la nuit!

      Que se passe-t-il?

      M. et Mme Aymeris, frappés par la dernière catastrophe qui ruinait tant d’espérances, demeurèrent tremblants. Ils allaient être souvent malhabiles, comme père et mère du chétif marmot dont ils auraient pu être les grands-parents, auquel ils s’étaient promis de cacher l’image de la mort, comptant entretenir le plus longtemps possible dans son cœur l’illusion et la confiance qui sont un rayon de miel au seuil de la vie. Selon les familles, notre nature et le caprice du destin, les grands mystères nous touchent plus ou moins tard; le rideau du théâtre s’entr’ouvre et se referme sur d’obscures toiles de fond qui inquiètent peu certains esprits, si elles éveillent, chez de plus mièvres, une furtive et angoissante curiosité. L’inconscience ne nous assure point à tous la félicité. Quoiqu’il ne possédât pas la joie de vivre, qui aux moindres gestes de Jacques donnait la grâce d’un jeune animal, ce soudain contact avec la mort avait frappé Georges de stupeur; dès ce moment il eût révélé à quelqu’un de sagace l’antinomie de sa rare intuition des choses et d’une crédulité dont il ne se corrigerait plus.

      La plupart des enfants ne découvrent la mort que sous des allusions poétiques et fleuries; les grands ne l’évoquent guère en leur présence, à moins d’y être contraints, et ne la nomment-ils encore qu’en baissant la voix, ainsi qu’une dévote qui prononce le nom du Seigneur. A Paris, les cyprès dépassent à peine


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