Barnabé. Fabre Ferdinand

Barnabé - Fabre Ferdinand


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son bras, puis ouvrit la porte de la cure.

      – Je retourne de ce pas à Saint-Michel, me dit-il; tu m’y trouveras toujours, ainsi que Baptiste. Viens au plus tôt. Les nichées commencent leurs gazouillements dans les amandiers; je vois beaucoup de becs rouges à travers les feuilles nouvelles, et tu jugeras si je m’entends à rôtir à point les brochettes. Ayez sous le gril des braises vives et claires, puis, autour des bestioles, du lard frais… Plus d’une fois tu te lécheras les doigts, pétiot!

      Il descendit quatre à quatre l’escalier de notre perron.

      VII

Marianne fait main basse sur le chocolat de mon oncle, du chocolat de quarante sous!

      Marianne me réveilla dès l’apparition de l’aube.

      – Allons, enfant! appela-t-elle.

      Je sautai à bas de mon petit lit de sangle et m’habillai vivement. J’entrai dans la cuisine. La vieille gouvernante trempait de longues mouillettes de pain en un bol de lait crémeux.

      – Voici ta tasse pleine, me dit-elle.

      Nous mangeâmes silencieusement.

      Tout à coup, l’Angelus sonna. Nous nous mîmes à genoux et nous le récitâmes, Marianne estropiant le latin du verset, moi lui marmottant en réponse l’Ave Maria.

      – Cette cloche me fait mal, dit-elle, quand nous nous fûmes rassis.

      – Et pourquoi? lui demandai-je.

      – Il me semble qu’elle a le son plus triste que du temps de ton oncle.

      Le temps de mon oncle!.. J’eus peur. Qui sait? peut-être Marianne avait-elle déjà reçu une lettre qui lui annonçait quelque malheur. Incontinent, de grosses larmes tombèrent de mes yeux dans mon lait. La servante, qui n’avait pas vidé son bol, le déposa sur la table, s’amusa à rechercher les miettes de pain arrêtées dans les plis de son tablier et fit un effort pour ne pas regarder de mon côté. Enfin elle se leva, traversa la cuisine, le salon, puis disparut dans la chambre à coucher de mon oncle. Où allait-elle? Je l’entendis ouvrir la bibliothèque. Le cri de chaque meuble m’était devenu si familier! Que cherchait-elle dans la bibliothèque, elle qui ne savait pas lire? Elle reparut, tenant à la main un objet plié dans du papier jaune et qu’il me fut impossible de reconnaître.

      – Mon cher petit, me murmura-t-elle, voici une livre de chocolat. Tu l’emporteras à Saint-Michel. Tu en mangeras un morceau comme ça de temps en temps. Nous t’avons habitué aux douceurs ici, et je ne veux pas que tu t’en passes. C’est du chocolat de quarante sous, c’est le chocolat de ton oncle! Il le serre dans la bibliothèque, derrière les livres; mais je connais la cachette, et j’y ai passé la main pour toi.

      – Merci, Marianne.

      Je pris le paquet.

      – Je dois te prévenir, mon enfant, poursuivit-elle, que Barnabé est un peu porté sur sa bouche, le brave homme! Peut-être serait-il sage à toi de compter les billes de ton chocolat, et, chaque fois qu’il te sera arrivé d’en manger une, tu diras, sans avoir l’air d’y toucher, car il ne conviendrait pas de fâcher le Frère: «Barnabé, il m’en reste dix billes… Barnabé, il ne m’en reste plus que deux billes.» Si tu agis avec cette prudence, il n’osera pas entamer tes provisions.

      – Alors vous croyez, Marianne, qu’il serait capable?..

      – Oh! je ne voudrais pas faire de jugement téméraire; mais il a la dent si cruelle, le Frère! On ne pourrait croire ce qu’il a dévoré à la cure, durant la maladie de ton oncle. Il n’était jamais rassasié. Ah! comme notre jambon s’en allait! J’en pleurais. Chaque matin, il y pratiquait des entailles où l’on aurait logé les deux poings. J’avais toujours envie de lui crier comme ça: «Voulez-vous le laisser à la fin des fins!» Mais je n’osais pas, de peur de contrarier M. le curé. Et puis, afin qu’on l’aidât à retourner notre pauvre malade dans son lit, n’eut-il pas l’idée d’appeler chez nous le frère Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël! Ce fut le tour de notre cave, par exemple! Ils buvaient tous les deux, ils buvaient comme de vrais moucherons de vendange. Ils n’épargnèrent même pas le vin vieux! Est-ce que M. Combal, est-ce que Simon Garidel, est-ce que son fils Simonnet, qui sont les amis de la maison, n’auraient pas donné un coup de main par ici? Quel besoin avions-nous du frère Barthélemy, de Saint-Raphaël, pour nous avaler tout vifs?..

      – Soyez tranquille, Marianne, je mènerai les choses d’après vos recommandations.

      Silencieux, nous nous regardâmes pendant quelques minutes.

      – Maintenant, reprit la vieille, les mains croisées sur ses genoux et comme se parlant à elle-même, moi je pars pour Eric-sous-Caroux. Ciel du bon Dieu! cela est-il possible qu’à soixante ans passés je retourne voir le pays de mon enfance? C’est à Eric que je naquis, un jour de Noël, dans une pauvre cabane, contre de gros rochers… Puis, toute jeunette, je fus placée chez M. Bergon pour garder ses ouailles dans la prairie. Enfin, étant un peu plus en taille et en force, je devins pastoure à la ferme des Ormes, près de Douch. Quel temps! Vous êtes heureux, les enfants tout de même comparés aux vieux comme moi…

      Elle s’interrompit.

      – C’est drôle, continua-t-elle, qu’on ne puisse pas oublier ses jeunes ans, et, encore qu’on ait eu beaucoup de mal à gagner sa misérable vie, qu’on revienne toujours à ses souvenirs, tout comme à une fontaine quand on a soif. Le bon Dieu l’a voulu ainsi peut-être pour nous apprendre à ne jamais mettre nos parents en oubli. Mes malheureux parents, si travailleurs, si rudes! Je vais trouver, au cimetière, l’herbe qui pousse sur leurs corps; mais eux, je ne les trouverai point…

      – Vous trouverez votre frère, Marianne.

      – Oui, certes! et une tante aussi à Douch, et mon parrain également à Saint-Gervais. Il s’appelle Pierre Tournel, autrement dit le Borgne, parce que d’un coup de corne une chèvre lui creva un œil, étant petit. Il a quatre-vingt-cinq ans. Mais pourrai-je, en dix jours, visiter tout ce monde de la montagne?

      – Moi, je serai très heureux chez Barnabé, et vous demeurerez là-haut quinze jours, si cela vous convient.

      – Et penseras-tu un peu à moi, mon pétiot, bien que je chemine loin de la cure?

      – Certainement, Marianne.

      – Il ne faudrait pas non plus oublier ton pauvre oncle.

      – Oh! Marianne!..

      – Soir et matin, je réciterai une dizaine de mon chapelet à son intention.

      – Je ferai comme vous, à Saint-Michel, avec Barnabé.

      Les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent doucement dans la cuisine.

      – Voici le grand jour, dit la vieille; il faut que je parte. J’ai bien trois ou quatre montagnes à traverser et deux rivières avant de toucher à Eric.

      Elle alla fermer les volets du presbytère, verrouilla toutes les portes, puis saisit en un coin le bâton de cornouiller dont elle se servait pour assurer sa marche.

      A mon tour, je mis sous le bras mes livres, mes cahiers; je glissai mon encrier dans la poche.

      Nous sortîmes.

      Nous traversâmes la place des Aires sans échanger une parole, Marianne partagée entre le regret de me quitter et la joie intime d’aller revoir le hameau natal, moi, inquiet, troublé, sentant sur ma poitrine un poids qui l’écrasait, la gorge sèche, les jambes coupées.

      Nous devions nous séparer au ruisseau de Lavernière, qui coule au bas du village. Là, Marianne prendrait à droite, se dirigeant vers le roc de Caroux, dont le front de granit domine la vallée d’Orb, tandis que moi, tirant à gauche, je m’acheminerais vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies. Nous traversâmes le ruisseau sur les hautes passerelles luisantes. Les tiges vert-jaune des amarines, où pointaient des feuilles légères et transparentes comme des gouttes d’eau, cachaient en partie le courant.

      Nous


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