Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.. Dumas Alexandre

Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. - Dumas Alexandre


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çà! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous souvenez pas?

      Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et finit par balbutier:

      – Certes… je suis ravi… mais… sur l'honneur… je ne… Ah! misérable mémoire!

      – Eh! mais j'ai tort, dit d'Artagnan comme un homme fâché.

      – Tort, de quoi?

      – Tort de me souvenir, à ce qu'il paraît.

      Baisemeaux se précipita vers lui.

      – Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il; je suis la plus pauvre tête du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines.

      – Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d'Artagnan avec aplomb.

      – Oui, oui, répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens.

      – C'était chez le roi; vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos comptes avec MM. Louvières et Tremblay.

      – Ah! oui, parfaitement!

      – Et sur les bontés de M. d'Herblay pour vous.

      – Ah! s'écria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouverneur, vous disiez que vous n'aviez pas de mémoire, monsieur Baisemeaux!

      Celui-ci interrompit court le mousquetaire.

      – Comment donc! c'est cela; vous avez raison. Il me semble que j'y suis encore. Mille millions de pardons! Mais, notez bien ceci, cher monsieur d'Artagnan, à cette heure comme aux autres, prié ou non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et monsieur d'Herblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos.

      – J'ai bien pensé à tout cela, répondit d'Artagnan. Voici pourquoi je venais: n'ayant rien à faire ce soir au Palais-Royal, je voulais tâter de votre ordinaire, quand, sur la route, je rencontrai M. le comte.

      Athos salua.

      – M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui exige prompte exécution. Nous étions près d'ici; j'ai voulu poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la main et vous présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez le roi, ce même soir où…

      – Très bien! très bien! M. le comte de La Fère, n'est-ce pas?

      – Justement.

      – M. le comte est le bienvenu.

      – Et il dînera avec vous deux, n'est-ce pas? tandis que moi, pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos l'eût pu faire.

      – Ainsi, vous partez? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un même sentiment de surprise joyeuse.

      La nuance fut saisie par d'Artagnan.

      – Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et il frappa doucement sur l'épaule d'Athos, qui, lui aussi, s'étonnait et ne pouvait s'empêcher de le témoigner un peu; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n'étant pas de la force des trois amis.

      – Quoi! nous vous perdons? reprit le bon gouverneur.

      – Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert.

      – Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.

      – Ce serait me désobliger.

      – Vous reviendriez? dit Athos d'un air de doute.

      – Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement.

      Et il ajouta plus bas:

      – Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour l'amour de Dieu!

      Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l'obligation de se tenir discret et impénétrable. Baisemeaux reconduisit d'Artagnan jusqu'à la porte.

      Aramis, avec force caresses, s'empara d'Athos, résolu de le faire parler; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité l'exigeait, il eût été le premier orateur du monde, au besoin; il fût mort avant de dire une syllabe, dans l'occasion.

      Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ de d'Artagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe gastronomique le plus substantiel.

      Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés, apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé facilement à s'économiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la Bastille.

      Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout; Athos après le potage et les trois hors-d'oeuvre, ne toucha plus à rien.

      La conversation fut ce qu'elle devait être entre trois hommes si opposés d'humeur et de projets.

      Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d'Artagnan n'y était plus, et pourquoi d'Artagnan ne s'y trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit d'Aramis, qui vivait de subterfuges et d'intrigues, il regarda bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se demandant pourquoi d'Artagnan avait quitté la Bastille si étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué.

      Mais ce n'est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau généreux de Baisemeaux.

      Celui que nous poursuivrons, c'est d'Artagnan, qui, remontant dans le carrosse qui l'avait amené, cria au cocher, à l'oreille:

      – Chez le roi, et brûlons le pavé!

      Chapitre CCIII – Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille

      M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière, ainsi qu'on l'a vu dans un des précédents chapitres; mais, quelle que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille qu'elle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et qu'elle n'avait besoin de personne au monde quand le roi était pour elle.

      En effet, au premier mot que le confident prononça de la découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris et s'abandonna tout entière à une douleur que le roi n'eut pas trouvée obligeante, si, d'un coin de l'appartement, il eût pu en être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s'en formalisa comme aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce qu'il avait vu et entendu. C'est là que nous le retrouvons, fort agité, en présence de Louis, plus agité encore.

      – Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qu'a-t-elle conclu? La verrai-je au moins tout à l'heure avant le souper? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle?

      – Je crois, Sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le chemin.

      – Rien pour moi! Ce Bragelonne lui tient donc bien au coeur? murmura Louis XIV entre ses dents.

      – Oh! Sire, cela n'est pas possible, car c'est vous que Mlle de

      La Vallière aime, et cela de tout son coeur. Mais, vous savez,

      M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros romains.

      Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi s'en tenir. Athos le quittait.

      – Quant à Mlle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a été élevée chez Madame douairière, c'est-à-dire dans la retraite et l'austérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les étoiles, et, voyez-vous, Sire, aujourd'hui, pour rompre cela c'est le diable!

      De


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