Georges. Dumas Alexandre

Georges - Dumas Alexandre


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les Malais, cuivrés, petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamais une injure; vendant, comme les bohémiens, de ces choses que l'on demande tout bas; les Mozambiques, doux, bons et stupides, et estimés seulement à cause de leur force; les Malgaches, fins, rusés, au teint olivâtre, au nez épaté et aux grosses lèvres, et qu'on distingue des nègres du Sénégal au reflet rougeâtre de leur peau; les Namaquais, élancés, adroits et fiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et de l'éléphant, et qui s'étonnent d'être transportés sur une terre où il n'y a plus de monstres à combattre; enfin, au milieu de tout cela, l'officier anglais en garnison dans l'île ou en station dans le port; l'officier anglais, avec son gilet rond écarlate, son schako en forme de casquette, son pantalon blanc; l'officier anglais qui regarde du haut de sa grandeur créoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, ne parle que de Londres, ne vante que l'Angleterre, et n'estime que lui-même. Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port Impérial, premier établissement des Hollandais, mais abandonné depuis par eux, parce qu'il est au vent de l'île et que la même brise qui y a conduit les vaisseaux les empêche d'en sortir. Aussi, après être tombé en ruine, n'est-ce aujourd'hui qu'un bourg dont les maisons se relèvent à peine, une anse où la goélette vient chercher un abri contre le grappin du corsaire, des montagnes couvertes de forêts auxquelles l'esclave demande un refuge contre la tyrannie du maître; puis, en ramenant les yeux vers nous, et presque sous nos pieds, nous distinguerons, sur le revers des montagnes du port, Moka, tout parfumé d'aloès, de grenades et de cassis; Moka, toujours si frais, qu'il semble replier le soir les trésors de sa parure pour les étaler le matin; Moka, qui se fait beau chaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les jours de fête; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avons appelée le jardin du monde.

      Reprenons notre première position; faisons face à Madagascar, et jetons les yeux sur notre gauche: à nos pieds, au delà du Réduit, ce sont les plaines Williams, après Moka le plus délicieux quartier de l'île, et que termine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne du Corps-de-Garde, taillée en croupe de cheval; puis par delà les Trois-Mamelles et les grands bois, le quartier de la Savane, avec ses rivières au doux nom, qu'on appelle les rivières des Citronniers, du Bain-des-Négresses et de l'Arcade, avec son port si bien défendu par l'escarpement même de ses côtes, qu'il est impossible d'y aborder autrement qu'en ami; avec ses pâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son sol vierge encore comme une solitude de l'Amérique; enfin, au fond des bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesques murènes, que ce ne sont plus des anguilles, mais des serpents, et qu'on les a vues entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivis par des chasseurs et des nègres marrons qui avaient eu l'imprudence de s'y baigner.

      Enfin, tournons-nous vers notre droite: voici le quartier du Rempart, dominé par le morne de la Découverte, au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d'ici, nous semblent fins et déliés comme des branches de saule; voici le cap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l'église des Pamplemousses. C'est dans ce quartier que s'élevaient les deux cabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite; c'est au cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran; c'est à la baie des Tombeaux qu'on retrouva le corps d'une jeune fille tenant un portrait serré dans sa main; c'est à l'église des Pamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cette jeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or, vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le même tombeau: c'est Paul et Virginie, ces deux alcyons des tropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs qui environnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigresse pleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans un transport de rage ou dans un moment de jalousie.

      Et maintenant, soit que vous parcouriez l'île de la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petit Malabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous enfonciez dans l'intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vous gravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleil embrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de la lune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, si vos pieds se lassent, si votre tête s'appesantit, si vos yeux se ferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de la Chine, du jasmin de l'Espagne ou du frangipanier, vous sentez vos sens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d'opium, vous pouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance à l'intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous donc sur l'herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur, car ce léger bruit qui fait en s'approchant frissonner le feuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent sur vous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du bouqueira de la Jamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille et réveillez-vous sans peur; jamais l'écho de l'île n'a répété le sifflement aigu d'un reptile, ni le hurlement nocturne d'une bête de carnage. Non, c'est une jeune négresse qui écarte deux branches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder avec curiosité l'Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sans même bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la banane savoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin; dites un mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale et mélancolique: «Mo sellave mo faire ça que vous vié.» Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parole de satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrira de vous servir de guide vers l'habitation de son maître. Suivez-la, n'importe où elle vous mène; et, quand vous apercevrez une jolie maison avec une avenue d'arbres, avec une ceinture de fleurs, vous serez arrivé; ce sera la demeure du planteur, tyran ou patriarche, selon qu'il est bon ou méchant; mais, qu'il soit l'un ou l'autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu. Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de la famille; dites: «Je suis votre hôte.» et alors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus belle main de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et dans lequel moussera la meilleure bière de l'île, seront posés devant vous; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec son fusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec ses filets; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou que vous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras; car ici l'arrivée d'un hôte est une fête, comme le retour de l'enfant prodigue était un bonheur.

      Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs de la France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fille chérie, tournant sans cesse autour d'elle, essayant tantôt de la séduire par de l'or, tantôt de l'intimider par les menaces: mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par un suprême dédain, si bien qu'il fut bientôt visible que ses amants, ne pouvant l'obtenir par séduction, voulaient l'enlever par violence, et qu'il fallut la garder à vue comme une monja espagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour des tentatives sans importance, et par conséquent sans résultat; mais enfin l'Angleterre, n'y pouvant plus tenir, se jeta sur elle à corps perdu, et, comme l'île de France apprit un matin que sa sœur Bourbon venait déjà d'être enlevée, elle invita ses défenseurs à faire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l'on commença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir les boulets, car de moment en moment on attendait l'ennemi.

      Le 23 août 1810, une effroyable canonnade qui retentit par toute l'île annonça que l'ennemi était arrivé.

      Chapitre II – Lions et léopards

      C'était à cinq heures du soir, et vers la fin d'une de ces magnifiques journées d'été inconnues dans notre Europe. La moitié des habitants de l'île de France, disposés en amphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaient haletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefois les Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse de gladiateurs ou sur un combat de martyrs.

      Seulement, cette fois, l'arène était un vaste port tout environné d'écueils, où les combattants s'étaient fait échouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soin embarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise; seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n'y avait pas de vestales au pouce levé; c'était, on le comprenait bien, une lutte d'extermination, un combat mortel; aussi les dix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieux silence; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages, se taisait-elle elle-même pour qu'on ne perdît pas un mugissement de ces trois cents bouches


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