Histoire littéraire d'Italie (1. Pierre Loius Ginguené

Histoire littéraire d'Italie (1 - Pierre Loius Ginguené


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le règne anarchique de Bérenger, qui les combattit, et qui n'eut pas moins de peine à combattre les ducs, les marquis et les comtes, chefs des petits états d'Italie, formés des débris de la monarchie Carlovingienne, enfin le règne de Hugues de Provence, qui abaissa ces petites puissances, mais qui n'établit la sienne que par des vexations et par des crimes, et fut obligé de la céder à un autre Bérenger, marquis d'Ivrée, toutes ces causes destructives remplirent la moitié du dixième siècle de convulsions et de boulversements. Alors l'anarchie fut complète. Le règne des Othon ne la termina qu'en apparence, et ne put, dans le reste de ce siècle, rouvrir de nouvelles chances pour la renaissance des lettres. Le premier de ces empereurs, justement honoré du nom de Grand, accorda aux villes italiennes un bienfait d'un grand prix, le gouvernement municipal, premier pas qu'elles eussent fait depuis long-temps vers la liberté. Le troisième Othon, au contraire, qui paya bientôt de sa vie cette violation de la foi jurée, éteignit à Rome, par trahison, dans le sang de Crescentius et de ses partisans, un simulacre de république romaine, qui s'était ranimé à la voix de ce consul 164.

      Pendant ce temps, les papes dominés dans Rome, où ils ne régnaient pas encore, pressés tantôt par les Sarrazins, qui s'étaient jetés de la Sicile sur l'Italie, tantôt par les Allemands ou par les Romains eux-mêmes, ne pouvaient faire ce que les empereurs ne faisaient pas. Plus occupés de s'agrandir que d'éclairer les peuples, engagés dans des luttes éternelles avec l'Empire, et trop souvent donnant par la dissolution des mœurs un spectacle dont, non seulement la piété, mais la philosophie est forcée de détourner les yeux 165, ils laissèrent les ténèbres de l'ignorance s'épaissir de plus en plus.

      Deux évêques forment en Italie presque toute la littérature ecclésiastique de ce siècle: l'un est Atton, évêque de Verceil, que les savants auteurs de notre Histoire Littéraire ont trop légèrement soutenu appartenir à la France 166; l'autre Ratérius, évêque de Vérone, né à Liége, mais conduit jeune en Italie, dont la vie fut une suite d'orages et de vicissitudes, et qui, ramené plusieurs fois de Vérone à Liége, en France, en Allemagne, destitué, chassé, rétabli, incarcéré, délivré tour à tour, se trouva enfin trop heureux d'aller finir tant d'agitations à Namur, obscurément chargé de gouverner quelques petites abbayes 167. C'étaient deux savants qui auraient peut-être brillé, même avant que les lettres fussent tombées dans une si entière décadence. On a donné dans le dernier siècle, des éditions de leurs œuvres 168. Elles appartiennent toutes à leur état, ou aux circonstances de leur vie. Ratérius, surtout, eut souvent besoin d'apologies pour sa conduite ambitieuse et inconstante, et il ne les épargna pas. On trouve dans ses lettres, et dans ses autres ouvrages, de fréquentes citations des anciens, qui prouvent qu'il alliait dans ses études, plus qu'on ne le faisait de son temps, les auteurs sacrés et profanes.

      Nous parlerons plus loin de l'historien Liutprand, qui appartient à cette époque, mais qui tient, par les missions politiques dont il fut chargé, au tableau de l'état où était alors l'empereur d'Orient. C'est au neuvième siècle qu'il faut placer l'Anonyme de Ravenne, auteur d'une Géographie en cinq livres, que l'on a tirée, en 1688, des manuscrits de la Bibliothèque du roi, et de l'oubli où elle avait été justement laissée 169; mais nous ne nous y arrêterons pas. Tiraboschi, quelque peu disposé qu'il fût à une critique sévère, a traité avec le dernier mépris 170 cet ouvrage, que d'autres savants n'ont cependant pas cru indigne de leur attention et de leurs recherches. Il reproche à l'Anonyme d'avoir le style le plus barbare et le plus obscur, où l'on ait peut-être jamais écrit; de confondre souvent les noms de villes, de fleuves et de montagnes 171; de citer comme autorités des auteurs qui n'existèrent jamais que dans sa tête; de n'être qu'un imposteur ignorant, qu'un misérable copiste de la carte de Peutinger 172, et de quelques autres géographies plus anciennes: il trouve enfin que c'est perdre du temps que d'examiner, comme d'autres se sont donné la peine de le faire, si ce fut vraiment dans l'un de ces deux siècles, ou même plus tard, que cet auteur a vécu, ou si ce ne fut point dans le septième ou huitième; si cet auteur est, ou n'est pas, un certain prêtre de Ravenne, nommé Guido, qui avait, dit-on, écrit quelques ouvrages historiques; enfin, si cette géographie est telle qu'il l'avait écrite, ou si elle en est seulement un abrégé; toutes questions intéressantes à faire sur un bon livre, mais nullement sur un aussi mauvais.

      Tel était donc le triste état où languissaient toutes les branches de la littérature, moins de deux siècles après que Charlemagne eût produit cette grande révolution qu'on lui attribue, qui fut réelle, mais passagère, et qui a plus servi à la gloire de son nom qu'aux progrès de l'esprit humain. Le commencement d'un nouveau siècle fut comme l'aurore du jour qui devait dissiper une si longue et si épaisse nuit.

      Ce n'est pas que l'Italie ne fût alors aussi troublée que jamais. Depuis les Alpes jusqu'à Rome, les tentatives inutiles pour se donner un roi indépendant; les guerres qu'elles occasionèrent avec les Empereurs, et celles qui, pour la première fois, armèrent différentes villes les unes contre les autres, selon qu'elles prenaient parti, ou pour l'indépendance, ou pour la soumission à l'Empire; les querelles, de plus en plus animées, des papes et des empereurs, nouveau sujet de divisions entre les évêques, entre les seigneurs et entre les villes; les élections achetées 173 ou forcées 174; les schismes, les papautés doubles et triples; partout des désastres, des barbaries et des scandales: dans ce qui est au-delà de Rome, la lutte sanglante d'un reste de Grecs, d'un reste de Lombards 175; et de quelques brigands Sarrazins, terminée par l'épée des aventuriers Normands, qui soumirent les uns et les autres, et fondèrent un état puissant; les républiques florissantes de Naples, de Gaëte et d'Amalphi, les premières dont l'histoire moderne consacre le souvenir, disparaissant dans cette lutte, et Robert Guiscard, le plus célèbre de ces aventuriers, brûlant et saccageant Rome même, pour sauver de la vengeance de l'empereur Henri IV, l'orgueilleux pape Grégoire VII: telle fut, dans le onzième siècle, la position générale de l'Italie; et l'on ne voit pas ce qu'elle pouvait avoir de favorable à la régénération des lettres.

      C'est une époque bien remarquable dans l'histoire de la papauté, que celle où cet archidiacre Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII 176, entreprit d'élever le saint-siége au-dessus de tous les trônes, et où, pour le malheur de l'Europe entière, il réussit dans cette entreprise! Il la poursuivit avec toute la ténacité de son caractère, toute l'énergie de son ambition et de son courage. Il voulut d'abord que les papes, qui n'étaient point encore souverains dans Rome, eussent une souveraineté réelle et territoriale, qui leur donnât un rang parmi les puissances; et il trouva dans la comtesse Mathilde, dans sa docilité crédule pour un pontife devenu directeur de sa conscience, dans sa haine et ses ressentiments héréditaires contre les empereurs d'Allemagne 177, tous les moyens d'y parvenir. Il eut l'art d'obtenir d'elle la donation de tous ses états, dont elle ne se réserva que l'usufruit. Le pouvoir des passions auxquelles elle obéissait, est tel, qu'il a mis en quelque sorte à couvert la réputation des mœurs de Grégoire VII. L'écrivain le moins habitué à ménager les papes vicieux et corrompus, Voltaire, a reconnu lui-même 178, qu'aucun fait, ni même aucun indice, n'a jamais confirmé les soupçons qu'avaient pu faire naître les liaisons intimes, la fréquentation assidue du pape, et l'immense libéralité de la comtesse.

      Grégoire suivait en même temps, avec autant d'ardeur que d'audace, l'autre partie de son plan. Il arrachait ou disputait à outrance aux rois l'investiture des bénéfices. Il écrivait en maître à ceux d'Angleterre, de Danemark et de France. Lui, qui ne s'était cru pape, que lorsque l'empereur Henri IV eut confirmé sa nomination, il excommuniait, il déclarait


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<p>164</p>

Crescentius, assiégé dans le môle d'Adrien par Othon III, ne capitula que sur la parole royale que lui donna cet empereur de respecter sa vie et les droits de ses concitoyens. Dès qu'il les eût en son pouvoir, il fit trancher la tête à Crescentius et aux principaux de son parti. Othon n'avait que vingt-deux ans. Peu de temps après, il mourut empoisonné par la veuve de Crescentius, qu'il avait fait violer par ses soldats.

<p>165</p>

C'était le temps où une Théodora et sa fille Marosie, maîtresses dans Rome, faisaient papes, l'une son amant, l'autre son fils (Jean X et Jean XI), et entouraient le saint-siége de tous les genres de scandales; où Jean XII mourait d'un coup reçu à la tempe, dans un rendez-vous nocturne avec une femme mariée, etc. Voyez tous les historiens.

<p>166</p>

Tom. VI, p. 281. Voy. Tiraboschi, t. III, p. 175.

<p>167</p>

Il y mourut en 974, id. ibid. p. 177.

<p>168</p>

Celles d'Atton parurent en 1768; celles de Ratérius en 1765. Chacune de ces éditions est précédée d'une Vie pleine d'érudition, de bonne critique, et où l'on réfute plusieurs erreurs accréditées sur ces deux savants du dixième siècle (Tirab. loc. cit.)

<p>169</p>

Elle fut publiée alors pour la première fois, avec de savantes notes, par le P. Porcheron, bénédictin, qui fait vivre l'Anonyme au septième siècle; mais il est certainement du neuvième. Voy. Cl. Beretta, de Ital. med. œvi; et Fabricius, Bibl. lat. med. œvi, édition de Mansi.

<p>170</p>

Ub. supr., p. 200.

<p>171</p>

Je dois à la justice d'observer que Tiraboschi se trompe dans l'un des reproches qu'il fait au géographe de Ravenne. Il l'accuse d'avoir dit que les Alpes grecques (graïœ) sont une ville. L'anonyme, dans le passage cité par Tiraboschi lui-même, dit: Juxtà Alpes est civitas quœ dicitur graïa; «Près des Alpes est une ville que l'on appelle grecque (graïa)»: ce qui est bien différent.

<p>172</p>

C'est-à-dire de l'ancienne carte romaine possédée depuis par Conrard Peutinger, savant du quinzième et du seizième siècles, qui lui a donné son nom. On croit qu'elle fut dressée au temps de Théodore Ier non pas par un géographe, mais par un soldat ou un officier, qui ne voulut que tracer un tableau des routes militaires de l'empire d'Occident, et y marquer les noms et à peu près les positions des villes, des provinces, des campements, etc., sans aucun égard à la configuration ni à la disposition respective des terres, des mers et rivages. Elle fut trouvée dans un couvent d'Allemagne par Conrard Celtes, poète latin qui florissait à la fin du quinzième siècle. Il la laissa à son ami Peutinger, alors secrétaire du Sénat d'Augsbourg. Peutinger la conserva soigneusement jusqu'à sa mort, arrivée en 1547. Elle fut publiée, pour la première fois, à Augsbourg, en 1598. Christophe de Scheib en a donné une édition à Vienne, en 1753, in-folio, parfaitement conforme à l'original, avec une savante dissertation et des notes. Comme on n'a pu connaître le nom de l'auteur de cette carte, on lui a conservé le nom de Peutinger. Pour que l'Anonyme de Ravenne l'ait copiée, comme Tiraboschi l'en accuse formellement, il faut, ou que cet Anonyme ait voyagé en Allemagne, et y ait rencontré cette carte, ce qu'on ne peut ni assurer, ni nier, puisqu'on ne le connaît pas, ou qu'elle fût encore en Italie de son temps, et qu'elle n'ait été transportée que depuis le dixième siècle dans le couvent où Conrard Celtes la trouva vers la fin du quinzième.

<p>173</p>

Telles que celles de Benoît VIII, Jean XIX son frère, et Benoît IX leur neveu, tous trois descendants de Marosie. Ils achetèrent successivement, ou leur famille acheta pour eux, les suffrages du peuple, qui était encore en possession d'élire les papes. Le dernier des trois, qui était très-jeune, et même, selon quelques historiens, encore enfant, souilla pendant douze ans le siège pontifical par tout ce que les vols, les massacres et l'impudicité ont de plus horrible. Il le vendit ensuite à l'archiprêtre Jean, qui prit le nom de Grégoire VI; et il alla se livrer sans contrainte, dans ses châteaux, à la vie crapuleuse qui était seule de son goût. C'est ce que raconte un de ses successeurs, Victor III, dans un Dialogue rapporté en Appendix à la chronique du mont Cassin, liv. II, t. IV, p. 396. Ce sont là des faits historiques que l'auteur de cet ouvrage dissimulait dans ses leçons publiques, et qu'il ne faisait que désigner par des expressions générales, dans le temps qu'on l'accusait de rechercher avec une affectation maligne tout ce qui pouvait être défavorable à la papauté.

<p>174</p>

L'empereur Henri III se ressaisit du droit d'intervenir dans la nomination des papes, qu'avaient eu les empereurs Grecs et les Carlovingiens. Il présenta Clément II à l'élection du peuple, et ensuite élut de son autorité Damase II, Léon IX et Victor II; ce dernier en 1055. Après sa mort, le peuple et l'église nommèrent, en 1057, Etienne X; et ce fut sous son successeur, Nicolas II, que le concile de Latran attribua, pour l'avenir, l'élection des papes aux cardinaux. Vinrent ensuite le pontificat de Grégoire VII, la donation de la comtesse Mathilde, les démêlés trop fameux de ce pape avec l'empereur Henri IV, etc.; époque de la puissance temporelle des papes, et de l'avilissement des empereurs et des rois.

<p>175</p>

Ceux qui avaient fondé le duché de Bénévent.

<p>176</p>

En 1073.

<p>177</p>

La mère de Mathilde, femme du marquis Boniface, comte ou duc de Toscane, et sœur de l'empereur Henri III, souleva contre son frère toutes les parties de l'Italie où s'étendait son pouvoir, et qui formaient l'héritage de sa fille, c'est-à-dire, la Toscane, les états de Mantoue, de Modène, de Parme, de Ferrare, de Vérone, une partie de l'Ombrie, de la Marche d'Ancône, et presque tout ce qui a été nommé depuis le patrimoine de S. Pierre. Ayant fait imprudemment un voyage à la cour de l'empereur, elle fut arrêtée, et resta long-temps prisonnière; elle laissa, en mourant, à sa fille Mathilde, ses ressentiments avec tous ses biens.

<p>178</p>

Essai sur les Mœurs et sur l'Esprit des Nations, ch. 46.