Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples. Emile Zola

Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples - Emile Zola


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l'échelle. C'est, je le répète une fois encore, que l'intrigue et la charpente priment tout, dans notre littérature dramatique. Le code théâtral que le goût public impose n'a pas cent ans de date, et j'enrage lorsque j'entends qu'on le donne comme une loi révélée, à jamais immuable, qui a toujours été et qui sera toujours. Si l'on se contentait de voir dans ce prétendu code une formule passagère qu'une autre formule remplacera demain, rien ne serait plus juste, et il n'y aurait pas à se fâcher.

      D'ailleurs, on peut bien accorder que la formule en question, celle qui agonise en ce moment, a été inventée par des hommes d'habileté et de goût. En voyant le succès européen qu'elle a eu, ils ont pu croire un instant qu'ils avaient découvert «le théâtre», le seul, l'unique. Toutes les nations voisines, depuis cinquante ans, ont pillé notre répertoire moderne et n'ont guère vécu que de nos miettes dramatiques. Cela vient de ce que la formule de nos dramaturges et de nos vaudevillistes convient aux foules, qu'elle les prend par la curiosité et l'intérêt purement physique. En outre, c'est là une littérature légère, d'une digestion facile, qui ne demande pas un grand effort pour être comprise. Le roman feuilleton a eu un pareil succès en Europe.

      Certes, il ne faut pas être fier, selon moi, de l'engouement de la Russie et de l'Angleterre, par exemple, pour nos pièces actuelles. Ces pays nous empruntent aussi les modes de nos femmes, et l'on sait que ce ne sont pas nos meilleurs écrivains qui y sont applaudis. Est-ce que jamais les Russes et les Anglais ont eu l'idée de traduire notre répertoire classique? Non; mais ils raffolent de nos opérettes. Je le dis encore, le succès en Europe de nos pièces modernes vient justement de leurs qualités moyennes: un jeu de bascule heureux, un rébus qu'on donne à déchiffrer, un joujou à la mode d'un maniement facile pour toutes les intelligences et toutes les nationalités.

      D'ailleurs, c'est chez les étrangers eux-mêmes que j'irai choisir aujourd'hui mon dernier argument contre cette idée fausse d'un absolu quelconque dans l'art dramatique. Il faut connaître le théâtre russe et le théâtre anglais. Rien d'aussi différent, rien d'aussi contraire à l'idée balancée et rythmique que nous nous faisons en France d'une pièce. La littérature russe compte quelques drames superbes, qui se développent avec une originalité d'allures des plus caractéristiques: et je n'ai pas à dire quelle violence, quel génie libre règne dans le théâtre anglais. Il est vrai, nous avons infecté ces peuples de notre joli joujou à la Scribe, mais leurs théâtres nationaux n'en sont pas moins là pour nous montrer ce qu'on peut oser.

      En tout cas, les chefs-d'oeuvre dramatiques des autres nations prouvent que notre théâtre contemporain, loin d'être une formule absolue, n'est qu'un enfant bâtard et bien peigné. Il est l'expression d'une décadence, il a perdu toutes les rudesses du génie et ne se sauve que par les grâces d'une facture adroite. Aussi est-il grand temps de le retremper aux sources de l'art, dans l'étude de l'homme et, dans le respect de la réalité.

      Un de mes bons amis me faisait des confidences dernièrement. Il a écrit plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il me disait que le théâtre le faisait trembler, lui qui pourtant n'est pas un timide. C'est que son éducation dramatique le gêne et le trouble, dès qu'il veut aborder une pièce. Il voit les coups de scène connus, il entend les répliques d'usage, il a la cervelle tellement pleine de ce monde de carton, qu'il n'ose faire un effort pour se débarrasser et être lui. Tout ce public qu'il évoque en imagination, les yeux braqués sur la scène, le jour où l'on jouera son oeuvre, l'effare au point qu'il devient imbécile et qu'il se sent glisser aux banalités applaudies. Il lui faudrait tout oublier.

      LES DEUX MORALES

      La morale qui se dégage de notre théâtre contemporain, me cause toujours une bien grande surprise. Rien n'est singulier comme la formation de ces deux mondes si tranchés, le monde littéraire et le monde vivant; on dirait deux pays où les lois, les moeurs, les sentiments, la langue elle-même, offrent de radicales différences. Et la tradition est telle que cela ne choque personne; au contraire, on s'effare, on crie au mensonge et au scandale, quand un homme ose s'apercevoir de cette anomalie et affiche la prétention de vouloir qu'une même philosophie sorte du mouvement social et du mouvement littéraire.

      Je prendrai un exemple, pour établir nettement l'état des choses. Nous sommes au théâtre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre a rencontré une jeune fille riche; tous les deux s'adorent et sont parfaitement honnêtes; le jeune homme refuse d'épouser la jeune fille par délicatesse; mais voilà qu'elle devient pauvre, et tout de suite il accepte sa main, au milieu de l'allégresse générale. Ou bien c'est la situation contraire: la jeune fille est pauvre, le jeune homme est riche; même combat de délicatesse, un peu plus ridicule; seulement, on ajoute alors un raffinement final, un refus absolu du jeune homme d'épouser celle qu'il aime quand il est ruiné, parce qu'il ne peut plus la combler de bien-être.

      Étudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle qui se passe couramment sous nos yeux. Est-ce que tous les jours les garçons les plus dignes, les plus loyaux, n'épousent pas des femmes plus riches qu'eux, sans perdre pour cela la moindre parcelle de leur honnêteté? Est-ce que, dans notre, société, un pareil mariage entraîne, à moins de complications odieuses, une idée infamante, même un blâme quelconque? Mais il y a mieux, lorsque la fortune vient de l'homme, ne sommes-nous pas touchés de ce qu'on appelle un mariage d'amour, et la jeune fille qui ferait des mines dégoûtées pour se laisser enrichir par l'homme qu'elle adore, ne serait-elle pas regardée comme la plus désagréable des péronnelles? Ainsi donc, le mariage avec la disproportion des fortunes est parfaitement admis dans nos moeurs; il ne choque personne, il ne fait pas question; enfin il n'est immoral qu'au théâtre, où il reste à l'état d'instrument scénique.

      Prenons un second exemple. Voici un fils très noble, très grand, qui a le malheur d'avoir pour père un gredin. Au théâtre, ce fils sanglote; il se dit le rebut de la société, il parle de s'enterrer dans sa honte, et les spectateurs trouvent ça tout naturel. C'est ainsi qu'un père qui ne s'est pas bien conduit, devient immédiatement pour ses enfants un boulet de bagne. Des pièces entières roulent là-dessus, avec, un luxe incroyable de beaux sentiments, d'amertume et d'abnégations sublimes.

      Transportons la situation dans la vie. Est-ce que, chez nous, un galant homme est déshonoré pour être le fils d'un père peu scrupuleux? Regardez autour de vous, le cas est bien fréquent, personne ne refusera la main à un honnête garçon qui compte dans sa famille un brasseur d'affaires équivoques ou quelque personnage de moralité douteuse. Le mot s'entend tous les jours: «Ah! le père X… quel gredin! Mais le fils est un si honnête garçon!» Je ne parle pas des pères qui ont des démêlés avec la justice, mais de cette masse considérable de chefs de famille dont la fortune garde une étrange odeur de trafics inavouables-. On hérite pourtant de ces pères-là sans se croire déshonoré et sans être traité de malhonnête homme. Je ne juge pas, je dis comment va la vie, j'expose notre société dans son travail, dans son fonctionnement réel.

      Remarquez qu'il ne s'agit pas du théâtre de fabrication. Ce sont nos auteurs contemporains les plus applaudis et les plus dignes de l'être qui dissertent de la sorte à l'infini sur les façons délicates d'avoir de l'honneur. Presque toutes les comédies de M. Augier, de M. Feuillet, de M. Sardou reposent sur une donnée semblable: un fils qui rêve la rédemption de son père, ou deux amoureux qui font leur malheur en se querellant à qui sera le plus pauvre. C'est un cliché accepté dans les vaudevilles comme dans les pièces très littéraires. J'en pourrais dire autant du roman. Les écrivains de talent pataugent dans ce poncif comme les derniers des feuilletonistes.

      Il y a donc là, quand on étudie de près la mécanique théâtrale, un simple rouage accepté de tous, dont l'emploi est fixé par des règles, et qui produit toujours le même effet sur le public. La formule veut que la question d'argent désespère les amoureux délicats; et dès que deux amoureux, dans les conditions requises, sont mis à la scène, l'auteur dramatique emploie tout de suite la formule, comme il placerait une pièce découpée dans un jeu de patience. Cela s'emboîte, le public retrouve l'idée toute faite, on s'entend à demi mots, rien de plus commode; car on est dispensé d'une étude sérieuse des réalités, on échappe à toutes recherches et à toutes façons de voir originales. De même pour le fils qui meurt de la honte de son père; il fait partie de la collection


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