Le Docteur Pascal. Emile Zola

Le Docteur Pascal - Emile Zola


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tous seraient sains, forts, intelligents, il n'y aurait plus qu'un peuple supérieur, infiniment sage et heureux. Dans l'Inde, est-ce qu'en sept générations, on ne faisait pas d'un soudra un brahmane, haussant ainsi expérimentalement le dernier des misérables au type humain le plus achevé? Et, comme, dans son étude sur la phtisie, il avait conclu qu'elle n'était pas héréditaire, mais que tout enfant de phtisique apportait un terrain dégénéré où la phtisie se développait avec une facilité rare, il ne songeait plus qu'à enrichir ce terrain appauvri par l'hérédité, pour lui donner la force de résister aux parasites, ou plutôt aux ferments destructeurs qu'il soupçonnait dans l'organisme, longtemps avant la théorie des microbes. Donner de la force, tout le problème était là; et donner de la force, c'était aussi donner de la volonté, élargir le cerveau en consolidant les autres organes.

      Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de médecine du quinzième siècle, fut très frappé par une médication, dite «médecine des signatures». Pour guérir un organe malade, il suffisait de prendre à un mouton ou à un boeuf le même organe sain, de le faire bouillir, puis d'en faire avaler le bouillon. La théorie était de réparer par le semblable, et dans les maladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guérisons ne se comptaient plus. Là-dessus, l'imagination du docteur travailla. Pourquoi ne pas essayer? Puisqu'il voulait régénérer les héréditaires affaiblis, à qui la substance nerveuse manquait, il n'avait qu'à leur fournir de la substance nerveuse, normale et saine. Seulement, la méthode du bouillon lui parut enfantine, il inventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet de mouton, en mouillant avec de l'eau distillée, puis de décanter et de filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il expérimenta ensuite sur ses malades cette liqueur mêlée à du vin de Malaga, sans en tirer aucun résultat appréciable. Brusquement, comme il se décourageait, il eut une inspiration, un jour qu'il faisait à une dame atteinte de coliques hépatiques une injection de morphine, avec la petite seringue de Pravaz. S'il essayait, avec sa liqueur, des injections hypodermiques? Et tout de suite, dès qu'il fut rentré, il expérimenta sur lui-même, il se fit une piqûre aux reins, qu'il renouvela matin et soir. Les premières doses, d'un gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayant doublé et triplé la dose, il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingt ans. Il alla de la sorte jusqu'à cinq grammes, et il respirait plus largement, il travaillait avec une lucidité, une aisance, qu'il avait perdue depuis des années. Tout un bien-être, toute une joie de vivre l'inondait. Dès lors, quand il eut fait fabriquer à Paris une seringue pouvant contenir cinq grammes, il fut surpris des résultats heureux obtenus sur ses malades, qu'il remettait debout en quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie, vibrante, agissante. Sa méthode était bien encore empirique et barbare, il y devinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur de déterminer des embolies, si la liqueur n'était pas d'une pureté parfaite. Puis, il soupçonnait que l'énergie de ses convalescents venait en partie de la fièvre qu'il leur donnait. Mais il n'était qu'un pionnier, la méthode se perfectionnerait plus tard. N'y avait-il pas déjà là un prodige, à faire marcher les ataxiques, à ressusciter les phtisiques, à rendre même des heures de lucidité aux fous? Et, devant cette trouvaille de l'alchimie du vingtième siècle, un immense espoir s'ouvrait, il croyait avoir découvert la panacée universelle, la liqueur de vie destinée à combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous les maux, une véritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la santé et de la volonté, referait une humanité toute neuve et supérieure.

      Ce matin-là, dans sa chambre, une pièce au nord, un peu assombrie par le voisinage des platanes, meublée simplement de son lit de fer, d'un secrétaire en acajou et d'un grand bureau, où se trouvaient un portier et un microscope, il achevait, avec des soins infinis, la fabrication d'une fiole de sa liqueur. Après avoir pilé de la substance nerveuse de mouton, dans de l'eau distillée, il avait dû décanter et filtrer. Et il venait enfin d'obtenir une petite bouteille d'un liquide trouble, opalin, irisé de reflets bleuâtres, qu'il regarda longtemps à la lumière, comme s'il avait tenu le sang régénérateur et sauveur du monde.

      Mais des coups légers contre la porte et une voix pressante le tirèrent de son rêve.

      – Eh bien! quoi donc? monsieur, il est midi un quart, vous ne voulez pas déjeuner?

      En bas, en effet, le déjeuner attendait, dans la grande salle à manger fraîche. On avait laissé les volets fermés, un seul venait d'être entrouvert. C'était une pièce gaie, aux panneaux de boiserie gris perle, relevé de filets bleus. La table, le buffet, les chaises, avaient dû compléter autrefois le mobilier empire qui garnissait les chambres; et, sur le fond clair, le vieil acajou s'enlevait en vigueur, d'un rouge intense. Une suspension de cuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un soleil; tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grands bouquets au pastel, des giroflées, des oeillets, des jacinthes, des roses.

      Rayonnant, le docteur Pascal entra.

      – Ah! fichtre! je me suis oublié, je voulais finir… En voilà, de la toute neuve et de la très pure, cette fois, de quoi faire des miracles!

      Et il montrait la fiole, qu'il avait descendue, dans son enthousiasme. Mais il aperçut Clotilde droite et muette, l'air sérieux. Le sourd dépit de l'attente venait de la rendre à tout son hostilité, et elle qui avait brûlé de se jeter à son cou, le matin, restait immobile, comme refroidie et écartée de lui.

      – Bon! reprit-il, sans rien perdre de son allégresse, nous boudons encore. C'est ça qui est vilain!.. Alors, tu ne l'admires pas, ma liqueur de sorcier, qui réveille les morts?

      Il s'était mis à table, et la jeune fille, en s'asseyant en face de lui, dut enfin répondre.

      – Tu sais bien, maître, que j'admire tout de toi… Seulement, mon désir est que les autres aussi t'admirent. Et il y a cette mort du pauvre vieux Boutin…

      – Oh! s'écria-t-il sans la laisser achever, un épileptique qui a succombé dans une crise congestive!.. Tiens! puisque tu es de méchante humeur, ne causons plus de cela: tu me ferais de la peine, et ça gâterait ma journée.

      Il y avait des oeufs à la coque, des côtelettes, une crème. Et un silence se prolongea, pendant lequel, malgré sa bouderie, elle mangea à belles dents, étant d'un appétit solide, qu'elle n'avait pas la coquetterie de cacher. Aussi finit-il par reprendre en riant:

      – Ce qui me rassure, c'est que ton estomac est bon… Martine, donnez donc du pain à mademoiselle.

      Comme d'habitude, celle-ci les servait, les regardait manger avec sa familiarité tranquille. Souvent même, elle causait avec eux.

      – Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupé du pain, le boucher a apporté sa note, faut-il la payer?

      Il leva la tête, la contempla avec surprise.

      – Pourquoi me demandez-vous ça? D'ordinaire, ne payez-vous pas sans me consulter?

      C'était en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommes déposées chez M. Grandguillot, notaire à Plassans, produisaient une somme ronde de six mille francs de rente. Chaque trimestre, les quinze cents francs restaient entre les mains de la servante, et elle en disposait au mieux des intérêts de la maison, achetait et payait tout, avec la plus stricte économie, car elle était avare, ce dont on la plaisantait même continuellement. Clotilde, très peu dépensière, n'avait pas de bourse à elle. Quant au docteur, il prenait, pour ses expériences et pour son argent de poche, sur les trois ou quatre mille francs qu'il gagnait encore par an et qu'il jetait au fond d'un tiroir du secrétaire; de sorte qu'il y avait là un petit trésor, de l'or et des billets de banque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact.

      – Sans doute, monsieur, je paye, reprit la servante, mais lorsque c'est moi qui ai pris la marchandise; et, cette fois, la note est si grosse, à cause de toutes ces cervelles que le boucher vous a fournies…

      Le docteur l'interrompit brusquement.

      – Ah ça! dites donc, est-ce que vous allez vous mettre contre moi, vous aussi? Non, non! ce serait trop!.. Hier, vous m'avez fait beaucoup de chagrin, toutes les deux, et j'étais en colère. Mais il faut que cela cesse, je ne veux pas que la maison devienne un enfer… Deux femmes contre moi, et les seules qui


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