Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome I - Эжен Сю


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au nom du Franc conquérant du Gaulois8. Ceci a duré jusqu'à la révolution que vous avez vue, grand-père; et vous vous rappelez la différence énorme qu'il y avait encore à cette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et un manant.

      – Parbleu… la différence du maître à l'esclave.

      – Ou, si vous l'aimez mieux, du Franc au Gaulois, grand-père.

      – Mais, c'est-à-dire, – s'écria le vieillard, – que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d'être Français… Mais, nom d'un petit bonhomme, comment se fait-il que nos pères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignée de Francs, non… de cosaques, pendant des siècles?

      – Ah! grand-père! ces Francs possédaient la terre qu'ils avaient volée; donc, ils possédaient la richesse. L'armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandes impitoyables; puis, à demi épuisés par leur longue lutte contre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terrible influence: celle des prêtres…

      – Il ne leur manquait plus que cela pour les achever!

      – À leur honte éternelle, la plupart des évêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait cause commune avec les rois et les seigneurs francs, qu'ils ont bientôt dominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plus de terre et le plus d'argent possible. Aussi, de même que les conquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfs qu'ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horrible débauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir les populations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect, l'obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornes les malheureux qui auraient voulu se révolter pour l'indépendance de la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui ne devaient leur pouvoir et leurs richesses qu'à la violence, au vol et au meurtre9.

      – Ah ça, mais, nom d'un petit bonhomme, est-ce que, malgré ces diables d'évêques, notre bonne vieille petite mère l'insurrection n'est pas venue de temps à autre montrer le bout de son nez? Est-ce que nos pères se sont laissé tondre sans regimber, depuis l'époque de la conquête jusqu'à ces beaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendre gorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé, qui, par habitude, avait continué de fièrement s'arrondir?

      – Il n'est pas probable que tout se soit passé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, les seigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peu que je savais… et ce peu là, je l'ai appris tout en travaillant à la menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toile d'en face…

      – Comment donc cela, mon garçon?

      – Pendant que j'étais à l'ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi… me parlait de l'histoire de nos pères, que j'ignorais comme vous l'ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée… et elle était vive…

      – Je le crois bien…

      – Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabottant et en ajustant; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C'est ainsi que j'ai appris le peu que je vous ai dit. Mais… – ajouta Georges avec un soupir qu'il put à peine étouffer, – mes travaux de menuiserie finis… les leçons d'histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père.

      – Ah! le marchand de toile d'en face est si savant que ça?

      – Il est aussi savant que bon patriote; c'est un vieux Gaulois, comme il s'appelle lui-même. Et quelquefois, – ajouta Georges sans pouvoir s'empêcher de rougir légèrement, – je l'ai entendu dire à sa fille, en l'embrassant avec fierté pour quelque réponse qu'elle lui avait faite: Oh! toi… tu es bien une vraie Gauloise!

      À ce moment, le père Morin et Georges entendirent frapper à la porte de la première chambre.

      – Entrez, – dit Georges.

      On entra dans la pièce qui précédait celle où était couché le vieillard.

      – Qui est là? – demanda Georges.

      – Moi… monsieur Lebrenn, – répondit une voix.

      – Tiens!.. ce digne marchand de toile… dont nous parlions… Ce vieux Gaulois! – dit à demi-voix le bonhomme. – Va donc vite, mon enfant, et ferme la porte.

      Georges, aussi troublé que surpris de cette visite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et se trouva bientôt en face de M. Lebrenn.

      CHAPITRE III

      Comment M. Marik Lebrenn, le marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s'ensuivit.

      M. Lebrenn avait cinquante ans environ, quoiqu'il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveuse musculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fier et décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, ses yeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rude chevelure châtain clair, quelque peu grisonnante et plantée un peu bas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraient le type caractéristique de la race bretonne, où le sang et le langage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélange jusqu'à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues de M. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie, tantôt empreint d'une malice narquoise et salée, comme disent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût, du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber (narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l'habillant d'un large paletot bleu et d'un pantalon gris.

      Georges Duchêne, étonné, presque interdit de cette visite imprévue, attendait en silence les premières paroles de M. Lebrenn. Celui-ci lui dit:

      – Monsieur Georges, il y a six mois, vous avez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuter dans ma boutique; j'ai été fort satisfait de votre intelligence et de votre habileté.

      – Vous me l'avez prouvé, monsieur, par votre bienveillance.

      – Elle devait vous être acquise; je vous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais de plus… comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votre vieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans…

      – Monsieur, – dit Georges embarrassé de ces louanges, – ma conduite…

      – Est toute simple, n'est-ce pas? Soit. Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois… Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de tout cœur: Monsieur Georges, nous sommes voisins… venez donc me voir, soit le dimanche, soit d'autres jours, après votre travail… vous me ferez plaisir… bien plaisir…

      – En effet, monsieur, vous m'avez dit cela.

      – Et cependant, monsieur Georges, vous n'avez jamais remis les pieds chez moi.

      – Je vous en prie, monsieur, n'attribuez ma réserve ni à l'ingratitude ni à l'oubli.

      – À quoi l'attribuer alors?

      – Monsieur…

      – Tenez, monsieur Georges, soyez franc… vous aimez ma fille…

      Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tour à tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit à M. Lebrenn d'une voix émue:

      – C'est vrai, monsieur… j'aime mademoiselle votre fille.

      – De sorte que, vos travaux achevés, vous n'êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner davantage à votre amour?

      – Oui, monsieur…

      – De cet amour vous n'avez jamais parlé à ma fille?

      – Jamais, monsieur…

      – Je


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<p>8</p>

C'est surtout pour nos frères du peuple et de la bourgeoisie que nous écrivons cette histoire sous une forme que nous tâchons de rendre amusante. Nous les supplions donc de lire ces notes, qui sont, pour ainsi dire, la clef de ces récits et qui prouvent que sous la forme romanesque se trouve la réalité historique la plus absolue.

Voici quelques extraits des historiens anciens et modernes qui établissent, quoique à différents points de vue, qu'il y a toujours eu parmi nous deux races: les conquérants et les conquis.

Une chronique de 1119, citée dans l'excellent ouvrage d'Augustin Thierry (Hist. des Temps mérovingiens, v. I, p. 47), s'exprime ainsi en parlant de la Gaule:

«De là vient qu'aujourd'hui cette nation appelle Francs dans sa langue ceux qui jouissent d'une pleine liberté; et quant à ceux qui, parmi elle, vivent dans la condition de tributaires, il est clair qu'ils ne sont pas Francs par droit d'origine, mais que ce sont des fils de Gaulois assujettis aux Francs par droit de conquête.»

Maître Charles Loyseau (Traité des charges de la Noblesse, 1701, p. 24), dit à son tour:

«Pour le regard de nos François, lorsqu'ils conquestèrent les Gaules, c'est chose certaine qu'ils se firent seigneurs des biens et des personnes d'icelles; j'entends seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu'en la seigneurie privée. Quant aux personnes, ils firent les Gaulois serfs.»

Plus tard, le comte de Boulainvilliers, un des plus fiers champions de l'aristocratie et de la royauté française, écrivait (Histoire de l'ancien gouvernement de France, p. 21 à 57, citée par A. Thierry):

«Les Français conquérants des Gaules y établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation subjuguée. Les Gaulois devinrent sujets, les Français furent maîtres et seigneurs. Depuis la conquête, les Français originaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l'être, et jouissaient à raison de cette noblesse d'avantages réels, qui étaient l'exemption de toutes charges pécuniaires, l'exercice de la justice sur les Gaulois, etc., etc.»

Plus tard encore, Sieyès, dans sa fameuse brochure: Qu'est-ce que le Tiers-État? qui sonna le premier coup de tocsin contre la royauté de 89, disait:

«Si les les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montrent indignes, de retenir le peuple dans l'oppression, le tiers-état osera demander à quel titre; si on lui répond à titre de conquête, il faut en convenir ce sera remonter un peu haut; mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Germanie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants, et d'avoir succédé à leurs droits de conquête? La nation épurée alors pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaules.»

Enfin, M. Guizot, sous la dernière année de la restauration, écrivait ces éloquentes paroles:

«La révolution de 89 a été une guerre, la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuples étrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenait deux peuples: un peuple vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize cents ans le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours une bataille décisive a été livrée; elle s'appelait la révolution. Francs et Gaulois, seigneurs et paysans, nobles et roturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution, s'appelaient également Français, avaient également la France pour patrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dans une même nation la race conquérante et la race conquise, les vainqueurs et les vaincus; mais la division primitive a traversé le cours des siècles et a résisté à leur action; la lutte a continué dans tous les âges, sous toutes les formes, avec toutes les armes; et lorsqu'on 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur vieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu.» (Guizot, Du Gouvernement de la France depuis la restauration, et du ministère actuel, 1829.)

Ce véhément appel aux souvenirs révolutionnaires avait pour but de prouver que, malgré la révolution de 89, la monarchie légitime de 1815 voulait, en 1829, renouveler l'oppression des conquérants sur les conquis, des Francs sur les Gaulois; car M. Guizot terminait en ces termes, en s'adressant aux contre-révolutionnaires:

«On sait d'où vous venez… c'en est assez pour savoir où vous allez…» Or, aujourd'hui 5 août 1849, jour où nous écrivons ces lignes, le parti prêtre et légitimiste espère encore nous traiter en peuple conquis en nous inféodant de nouveau au dernier rejeton de cette royauté de race franque, prétendue de droit divin. C'est curieux après les notes que nous venons de citer. – Nous laisserons-nous faire?

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Les druides (ministres de l'antique et sublime religion gauloise) ont, au contraire, avec un héroïsme admirable, lutté pendant des siècles contre les Romains, contre les Francs et contre le clergé catholique, pour reconquérir l'indépendance et la nationalité de la Gaule, soulevant les populations contre l'étranger et expiant leur patriotisme dans les tortures, tandis que le haut clergé catholique, allié des rois et seigneurs francs qu'il captait par la ruse et par des flatteries infâmes, regorgeait de richesses.

Ainsi Grégoire, évêque de Tours, le seul historien des rois de la première race, dit de Clovis, ce premier roi de droit divin:

«Ayant encore fait périr plusieurs autres rois, et même ses plus proches parents, Clovis étendit son pouvoir sur toutes les Gaules. Cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il leur parla ainsi des parents qu'il avait fait lui-même périr. – Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des voyageurs et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter leur appui! – Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort, – ajoute l'évêque de Tours; – mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir s'il lui restait encore quelqu'un à tuer.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch XLII.)

Croit-on que le prêtre chrétien, le serviteur du christ, l'évêque gaulois, flétrisse cette épouvantable hypocrisie du roi franc conquérant, souillé de vols, de meurtres, d'incestes, de fratricides, comme tous ceux de cette première race? On va le voir:

«…Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main et étendait son royaume, parce qu'il marchait avec un cœur pur devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux de Dieu.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch. xl.)

Quant aux débauches et aux crimes d'un grand nombre d'évêques gaulois, nous citerons au hasard, car la mine est féconde:

«Cependant Tautin, devenu évêque, se conduisait de manière à mériter l'exécration générale.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. IV, ch. XII.)

«… Ceux de Langres demandèrent un évêque; on leur donna Pappol, autrefois archidiacre d'Autun. Au rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités.» (Grégoire de Tours, l. V.)

«… Salone et Sagiltaire, évêques d'Embrun et de Gap, une fois maîtres de l'épiscopat, commencèrent à se signaler avec une fureur insensée par des usurpations, des meurtres, des adultères et d'autres excès.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. V, ch xxi.)

Certes, l'évêque de Tours ne pouvait être soupçonné de partialité envers ses confrères de l'épiscopat.