Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C) - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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longues que soient ces citations, on comprendra leur importance et leur valeur; elles jettent une grande clarté sur le sujet qui nous occupe. Tant que le clergé maintint les anciennes traditions, et jusqu'au moment où il fut entraîné par le goût quelque peu désordonné du XVIe siècle, il sut conserver à l'autel sa signification première. L'autel demeura le symbole visible de l'ancienne et de la nouvelle loi. Chacune des parties qui le composaient rappelait les saintes Écritures, ou les grands faits de la primitive Église. Toujours simple de forme, que sa matière fût précieuse ou commune, il était entouré de tout ce qui devait le faire paraître saint aux yeux des fidèles, sans que ces accessoires lui ôtassent ce caractère de simplicité et de pureté que le faux goût des derniers siècles lui ont enlevé.

      Nous allons essayer, soit à l'aide des textes, soit à l'aide des monuments, de donner une idée complète des autels de nos églises du moyen âge. Mais d'abord, il est nécessaire d'établir une distinction entre les différents autels. Dans les églises cathédrales, le maître autel non-seulement était simple de forme, mais souvent même il était dépourvu de retable, entouré seulement d'une clôture avec voiles et courtines, et surmonté au dossier d'une colonne avec crosse à laquelle était suspendue la sainte Eucharistie. Sur les côtés étaient établies des armoires dans lesquelles étaient renfermées les reliques; quelquefois, au lieu de la suspension, sur l'autel, était posé un riche tabernacle, ainsi que nous l'apprend Guillaume Durand, destiné à contenir les hosties consacrées et non consacrées. Toutefois, il est à présumer que ces tabernacles ou coffres, n'étaient pas fixés à l'autel d'une manière permanente. Sur l'autel même se dressaient seulement la croix et deux flambeaux.

      Jusqu'au XIIIe siècle, les trônes des évêques et les stalles des chanoines régulier étaient disposés généralement, dans les cathédrales, au chevet; le trône épiscopal occupait le centre. Cette disposition, encore conservée dans quelques basiliques romaines, entre autres à Saint-Jean-de-Latran, à Saint-Laurent hors les murs (4) 25, à Saint-Clément (5) 26, etc., et qui appartenait à la primitive Église, devait nécessairement empêcher l'établissement des contre-autels ou des retables, car ceux-ci eussent caché le célébrant. Aussi ne voit-on guère les retables apparaître que sur les autels adossés, sur ceux des chapelles, rarement sur les autels principaux des cathédrales. Dans les églises monastiques, il y avait presque toujours l'autel matutinal, qui était celui où se disait l'office ordinaire, placé à l'entrée du sanctuaire au bout du choeur des religieux, et l'autel des reliques, posé au fond du sanctuaire, et derrière ou sous lequel étaient conservées les châsses des saints. C'était ainsi qu'étaient établis les autels principaux de l'église de Saint-Denis en France, dès le temps de Suger. Au fond du rond-point, l'illustre abbé avait fait élever le reliquaire contenant les châsses des saints martyrs, en avant duquel était placé un autel. Voici la description que donne D. Doublet de ce monument remarquable... «En ceste partie est le très-sainct autel des glorieux saincts martyrs (ou bien l'autel des corps saincts, à raison que leurs corps reposent soubs iceluy), lequel est de porphyre gris beau en perfection: et la partie d'au-dessus, ou surface du même autel, couverte d'or fin, aussi enrichi de plusieurs belles agathes, et pierres précieuses. Là se voit une excellente table couverte d'or (un retable), ornée et embellie de pierreries, qu'a fait faire jadis le roi Pepin, laquelle est quarrée, et sur les quatre costez sont des lettres en émail sur or, les unes après les autres, en ces termes: Bertrada Deum venerans Christoque sacrata. Et puis: Pro Pippino rege fælicissimo quondam... Au derrière de cet autel est le sacré cercueil des corps des saints martyrs, qui contient depuis l'aire et pavé cinq pieds et demy de hault, et huict pieds de long sur sept pieds de large, fait d'une assise de marbre noir tout autour du bas d'un pied de hault, et sur la dicte assise huit pilliers quarrez aussi de marbre noir de deux pieds et demy de hault, et sur iceux huit pilliers une autre assise de marbre noir, à plusieurs moulures anciennes, et entre les dicts huit pilliers, huit panneaux de treillis de fonte, enchassez en bois, de plusieurs belles façons de deux pieds et demy de long, le pillier du milieu de derrière, et pareillement le pillier de l'un des coings du dit derrière, couverts chacun d'une bande de cuivre doré, aussi iceux treillis et bois couverts de cuivre doré à feuillages, avec plusieurs émaux ronds sur cuivre doré, et plusieurs clous dorés sur iceux; et sur le marbre de la couverture, dedans ledit cercueil, une voulte de pierre revestue au dedans de cuivre doré, qui prend jusque soubs l'autel, qui est le lieu où reposent les sacrez corps des apôtres de France saint Denys l'Aéropagite, saint Rustic, et saint Eleuthère, en des châsses d'argent de très-ancienne façon, pendantes à des chainettes aussi et boucles d'argent, pour lesquelles ouvrir il y a trois clefs d'argent... Au-dessus dudit cercueil il y a un grand tabernacle de charpenterie de ladite longueur et largeur en façon d'église, à haute nef et basses voûtes, garny de huict posteaux, à savoir à chacun des deux pignons quatre, les deux des coings ronds de deux pieds et demy de hault, et les deux autres dedans oeuvre de six pieds et demy de hault, aussi garny de bases et chapiteaux: et entre iceux trois beez et regards de fenestres à demy ronds portans leur plein centre, et celle du milieu plus haulte que les autres: le dessus des «pilliers de dedans oeuvre en manière d'une nef d'église de ladite longueur, et de deux pieds et demy de large, portant de costé et d'autre dix colombettes à jour, et deux aux deux bouts à base et chapiteau d'ancienne façon: au-dessus de ladite nef et colombettes de chacun costé est un appentil en manière de basses chapelles, voûtes et allées, les costez et ceintres à demy ronds portans quatre culs de lampe; à chacun des deux pignons de ladite nef cinq petites fenestres, trois par haut à deux petits pilliers quarrez par voye, et au-dessous deux, au milieu un pillier rond; le dedans de la nef remply par bas d'une forme de cercueil, et les deux costez aussi remplis par bas d'une même forme de cercueil de bois de la longueur dudit tabernacle, celle du milieu plus haut eslevée que les autres. Le devant du cercueil du milieu joignant ledit autel est garny en la bordure d'en bas de plusieurs beaux esmaux sur cuivre doré, en façon d'applique de diverses façons, et au-dessus desdits esmaux plusieurs belles agathes, les unes en façon de camahieux à faces d'hommes (camées) et les autres en fond de cuve (chatons)... Tout le devant de cet autel est couvert d'or, et enrichy de belles perles rondes d'Orient, d'aigues marines en fond de cuve, de topazes, grenats, saphirs, amatistes, cornalines, presmes d'esmeraudes, esmaux d'applique et cassidoines, avec trois belles croix posées sur la pointe de chacun pignon du cercueil, dont celle du milieu est d'or, et les autres d'argent doré, enrichies de beaux saphirs, de belles amatistes, de grenats et presmes d'esmeraudes. Au derrière du cercueil préallégué ce vers-cy est escrit en lettres d'or sur laiton, ainsi que s'ensuit:

      «Facit utrumque latus, frontem, lectumque Suggerus 27. »

      Cette description si minutieuse de l'autel des reliques de l'abbaye de Saint-Denis fait voir que, si le reliquaire était important et aussi riche par son ornementation que par la matière, l'autel placé en avant conservait la simplicité des formes primitives, que cet autel était indépendant du reliquaire, que les trois châsses des saints étaient placées de façon à pénétrer jusque sous la table, et que les cercueils supérieurs disposés dans le grand tabernacle à trois nefs, étaient feints, et ne faisaient que rappeler aux yeux des fidèles la présence des corps saints qu'ils ne pouvaient apercevoir. Sans prétendre faire ici une restauration de cet autel remarquable, nous croyons cependant devoir en donner un croquis aussi exactement tracé que possible d'après la description, afin de rendre le texte intelligible pour tous (6) 28. Cet autel et son reliquaire, placés au fond du rond-point de l'église abbatiale, n'étaient pas entourés d'une clôture particulière, car le sanctuaire était lui-même fermé et élevé au-dessus du sol de la nef et du transept, de trois mètres environ; il n'était accompagné que de deux armoires à droite et à gauche, contenant le trésor de l'église (voy. ARMOIRE). Quant à l'autel matutinal placé à l'extrémité de l'axe de la croisée et presque adossé à la tribune formée par l'exhaussement du sanctuaire,


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<p>25</p>

Dans le plan que nous donnons ici, l'autel est élevé en A sur une crypte ou confession; le trône épiscopal est en B.

<p>26</p>

Dans ce plan, l'autel est en A, le trône épiscopal en B.

<p>27</p>

Antiq. de l'abbaye de Sainct-Denys en France, par F. J. Doublet, 1625, l. I, p. 289 et suiv.

<p>28</p>

Nous donnons en A le plan de cet autel et reliquaire, dressé d'après les dimensions données par D. Doublet.