Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite) - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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sculpteurs, ébénistes, tapissiers, et les subdivisions de ces divers états, forment une armée innombrable d'ouvriers et d'artisans agissant sous une direction unique, très-disposés à la subir et même à la seconder lorsqu'elle est éclairée, mais bientôt indisciplinée lorsque cette direction est opposée à son génie propre. Nos ouvriers, nos artisans n'écoutent et ne suivent que ceux qui peuvent dire où ils vont et ce qu'ils veulent. Le POURQUOI? est perpétuellement dans leur bouche ou dans leurs regards; et il n'est pas besoin d'être resté longtemps au milieu des ouvriers de bâtiments, pour savoir avec quelle indifférence railleuse ils travaillent aux choses dont ils ne comprennent pas la raison d'être, avec quelle préoccupation ils exécutent les ouvrages dont ils entrevoient l'utilité pratique. Un tailleur de pierre ne travaille pas le morceau qu'il sait devoir être caché dans un massif avec le soin qu'il met à tailler la pierre vue, dont il connaît la fonction utile. Toutes les recommandations du maître de l'oeuvre ne peuvent rien contre ce sentiment. C'est peut-être un mal, mais c'est un fait facile à constater dans les chantiers. Le paraître est la faiblesse commune en France; ne pouvant la vaincre, il faut s'en servir. On veut que nous soyons Latins, par la langue peut-être; par les moeurs et les goûts, par le caractère et le génie, nous ne le sommes nullement, pas plus aujourd'hui qu'au XII siècle. La coopération à l'oeuvre commune est active, dévouée, intelligente en France, lorsqu'on sait que cette coopération, telle faible qu'elle soit, sera apparente, et par conséquent appréciée; elle est molle, paresseuse, négligée, lorsqu'on la suppose perdue dans la masse générale. Nous prions nos lecteurs de bien se pénétrer de cet esprit national, trop longtemps méconnu, pour comprendre le sens des exemples que nous allons successivement faire passer sous leurs yeux.

      Pour se familiariser avec un art dont les ressources et les moyens pratiques ont été oubliés, il faut d'abord entrer dans l'esprit et les sentiments intimes de ceux auxquels cet art appartient. Alors tout se déduit naturellement, tout se tient, le but apparaît clairement. Nous ne prétendons, d'ailleurs, dissimuler aucun des défauts des systèmes présentés; ce n'est pas un plaidoyer en faveur de la construction gothique que nous faisons, c'est un simple exposé des principes et de leurs conséquences. Si nous sommes bien compris, il n'est pas un architecte sensé qui, après nous avoir lu avec quelque attention, ne reconnaisse l'inutilité, pour ne pas dire plus, des imitations de l'art gothique, mais qui ne comprenne en même temps le parti que l'on peut tirer de l'étude sérieuse de cet art, les innombrables ressources que présente cette étude, si intimement liée à notre génie.

      Nous allons poursuivre l'examen des grandes constructions religieuses, d'abord parce que ce sont les plus importantes, puis parce qu'elles se développent rapidement à la fin du XIIe siècle, et que les principes en vertu desquels ces édifices s'élèvent sont applicables à toute autre construction. Nous connaissons maintenant les phases successives par lesquelles la construction des édifices voûtés avaient dû passer pour arriver du système romain au système gothique; en d'autres termes, du système des résistances passives au système des résistances actives. De 1150 à 1200, on construisait, dans le domaine royal, dans le Beauvoisis et la Champagne, les grandes églises de Notre-Dame de Paris, de Mantes, de Senlis, de Noyon, de Saint-Remy de Reims (choeur), de Sens et de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, toutes d'après les nouveaux principes adoptés par l'école laïque de cette époque, toutes ayant conservé une stabilité parfaite dans leurs oeuvres principales.

       VOÛTES.--En toute chose, l'expérience, la pratique précèdent la théorie, le fait précède la loi; mais lorsque la loi est connue, elle sert à expliquer le fait. On observe que tous les corps sont pesants et qu'une force les attire vers le centre du globe. On ne sait rien encore de la pesanteur de l'atmosphère, de la force d'attraction, de la forme de la terre; on sait seulement que tout corps grave, abandonné à lui-même, est attiré verticalement vers le sol. De l'observation du fait, on déduit des préceptes; que ces préceptes soient vrais ou faux, cela ne change rien à la nature du fait ni à ses effets reconnus. Les constructeurs du XIIe siècle n'avaient point défini les lois auxquelles sont soumis les voussoirs d'un arc, savoir: leur poids et les réactions des deux voussoirs voisins. Nous savons aujourd'hui, par la théorie, que si l'on cherche sur chaque lit de ces voussoirs le point de passage de la résultante des pressions qui s'y exercent, et que si l'on fait passer une ligne par tous ces points, on détermine une courbe nommée courbe des pressions. Nous découvrons encore, à l'aide du calcul algébrique, que si l'on veut que l'équilibre des voussoirs d'un arc soit parfait, il faut que cette courbe des pressions, dont le premier élément à la clef est horizontal si l'arc est plein cintre, ne sorte sur aucun point des lignes d'intrados et d'extrados de cet arc. Cette courbe des pressions, prolongée en contre-bas de l'arc, lorsqu'il est porté sur des piles, détermine ce qu'on appelle la poussée: donc, plus l'arc se rapproche, dans son développement, de la ligne horizontale, plus cette poussée s'éloigne de la verticale; plus l'arc s'éloigne de la ligne horizontale, plus la poussée se rapproche de la verticale.

      Les constructeurs gothiques n'avaient que l'instinct de cette théorie. Peut-être possédaient-ils quelques-unes de ces formules mécaniques que l'on trouve encore indiquées dans les auteurs de la renaissance qui ont traité de ces matières et qu'ils ne donnent point comme des découvertes de leur temps, mais au contraire comme des traditions bonnes à suivre. Relativement aux poussées des arcs, par exemple, on se servait encore, au XVIe siècle, d'une formule géométrique très-simple pour apprécier la force à donner aux culées.

      Voici (32 bis) cette formule: soit un arc ayant comme diamètre AB, quelle devra être, en raison de la nature de cet arc, l'épaisseur des piles capables de résister à sa poussée? Nous divisons le demi-cercle ou le tiers-point en trois parties égales ADCB; du point B, comme centre, nous décrivons une portion de cercle prenant BC pour rayon. Nous faisons passer une ligne prolongée par les points C et B; son point de rencontre E avec la portion de cercle, dont B est le centre, donnera le parement extérieur de la pile dont l'épaisseur sera égale à GH. Si nous procédons de la même manière sur des arcs en tiers-point, les divisant toujours en trois parties égales, nous obtiendrons des culées d'autant moins épaisses, que ces arcs seront plus aigus, ainsi que le fait voir notre figure. Il est entendu que ce procédé n'est applicable qu'autant que les arcs sont montés sur des pieds-droits d'une hauteur égale pour ces arcs différents et qui n'ont pas plus d'une fois et demie le diamètre ou la base de ces arcs. Il est probable que les architectes gothiques primitifs s'étaient fait des règles très-simples pour les cas ordinaires; mais il est certain qu'ils s'en rapportaient à leur seul jugement toutes les fois qu'ils avaient quelque difficulté nouvelle à résoudre. Comme s'ils eussent défini les lois des pressions des arcs, ils s'arrangèrent pour concentrer sur le parcours de ces lignes de pression les matériaux résistants, et, conduisant ainsi les poussées du sommet des voûtes sur le sol, ils arrivèrent successivement à considérer tout ce qui était en dehors comme inutile et à le supprimer.

      Nous voulons être compris de tout le monde: nous ne nous en tiendrons donc pas aux définitions. Nous prenons un exemple. Soit (33) une voûte romaine en berceau plein cintre; soit AB la courbe de pression des voussoirs, BC la poussée; si le mur qui supporte ce berceau a la hauteur FD, son épaisseur devra être CD. Toute la charge oblique de la voûte se portant sur le point C, à quoi sert le triangle de constructions EDF? Supposons maintenant que nous ayons une voûte gothique (34) en arcs d'ogive: la résultante des trois pressions obliques BA, CA, DA, en plan, se résoudra en une ligne AE; en coupe, en une ligne GH. Le sentiment du constructeur lui indiquant ce principe, il fera toute sa construction d'appareil en décharge; c'est-à-dire que, retraitant le point d'appui vertical IO, il posera un chapiteau M dont la saillie épousera la direction de la poussée GH. En O, il aura encore un corbeau et en I un chapiteau en décharge, de manière à rapprocher autant que possible l'axe P de la colonne inférieure du point H, point d'arrivée de la poussée GH. Mais, étant forcé, dans les édifices à trois nefs, de laisser ce point H en dehors de l'axe P de la colonne, il ne considère plus celle-ci que comme un point d'appui qu'il faut maintenir dans la verticale par l'équilibre. Il annule donc tout effet latéral en construisant


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