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je le connais.

      – C’est peut-être un ami à eux… Ils doivent se parler de la mère; je voudrais pas qu’ils nous empêchent d’aller la voir… Parce que c’est elle plutôt qui donne le pognon… »

      Le vieux monsieur se rapprocha de nous. Il chevrotait.

      « Mon cher ami, dit-il à Voireuse, j’ai la grande douleur de vous apprendre que depuis votre dernière visite, ma pauvre femme a succombé à notre immense chagrin… Jeudi nous l’avions laissée seule un moment, elle nous l’avait demandé… Elle pleurait… »

      Il ne sut finir sa phrase. Il se détourna brusquement et nous quitta.

      « J’ te reconnais bien, fis‐je alors à Robinson, dès que le vieux monsieur se fut suffisamment éloigné de nous.

      – Moi aussi, que je te reconnais…

      – Qu’est-ce qui lui est arrivé à la vieille? que je lui ai alors demandé.

      – Eh bien, elle s’est pendue avant-hier, voilà tout! qu’il a répondu. Tu parles alors d’une noix, dis donc! qu’il a même ajouté à ce propos… Moi qui l’avais comme marraine!.. C’est bien ma veine hein! Tu parles d’un lot! Pour la première fois que je venais en permission!.. Et y a six mois que je l’attendais ce jour-là!.. »

      On a pas pu s’empêcher de rigoler, Voireuse et moi, de ce malheur-là qui lui arrivait à lui Robinson. En fait de sale surprise, c’en était une, seulement ça nous rendait pas nos deux cents balles à nous non plus qu’elle soye morte, nous qu’on allait monter un nouveau bobard pour la circonstance. Du coup nous n’étions pas contents, ni les uns ni les autres.

      « Tu l’avais ta gueule enfarinée, hein, grand saligaud? qu’on l’asticotait nous Robinson, histoire de le faire grimper et de le mettre en boîte. Tu croyais que t’allais te l’envoyer hein? le gueuleton pépère avec les vieux? Tu croyais peut-être aussi que t’allais l’enfiler la marraine?.. T’es servi dis donc!.. »

      Comme on pouvait pas rester là tout de même à regarder la pelouse en se bidonnant, on est partis tous les trois ensemble du côté de Grenelle. On a compté notre argent à tous les trois, ça faisait pas beaucoup. Comme il fallait rentrer le soir même dans nos hôpitaux et dépôts respectifs, y avait juste assez pour un dîner au bistrot à trois, et puis il restait peut-être encore un petit quelque chose, mais pas assez pour « monter » au bobinard. Cependant, on y a été quand même au claque mais pour prendre un verre seulement et en bas.

      « Toi, je suis content de te revoir, qu’il m’a annoncé, Robinson, mais tu parles d’un colis quand même la mère du gars!.. Tout de même quand j’y repense, et qui va se pendre le jour même où j’arrive dis donc!.. J’la retiens celle-là!.. Est-ce que je me pends moi dis?.. Du chagrin?.. J’ passerais mon temps à me pendre moi alors!.. Et toi?

      – Les gens riches, fit Voireuse, c’est plus sensible que les autres… »

      Il avait bon cœur Voireuse. Il ajouta encore: « Si j’avais six francs j’ monterais avec la petite brune que tu vois là-bas, près de la machine à sous…

      – Vas-y, qu’on lui a dit nous alors, tu nous raconteras si elle suce bien… »

      Seulement, on a eu beau chercher, on n’avait pas assez avec le pourboire pour qu’il puisse se l’envoyer. On avait juste assez pour encore un café chacun et deux cassis. Une fois lichés, on est repartis se promener!

      Place Vendôme, qu’on a fini par se quitter. Chacun partait de son côté. On ne se voyait plus en se quittant et on parlait bas, tellement il y avait des échos. Pas de lumière, c’était défendu.

      Lui, Jean Voireuse, je l’ai jamais revu. Robinson, je l’ai retrouvé souvent par la suite. Jean Voireuse, c’est les gaz qui l’ont possédé, dans la Somme. Il est allé finir au bord de la mer, en Bretagne, deux ans plus tard, dans un sanatorium marin. Il m’a écrit deux fois dans les débuts puis plus du tout. Il n’y avait jamais été à la mer. « T’as pas idée comme c’est beau, qu’il m’écrivait, je prends un peu des bains, c’est bon pour mes pieds, mais ma voix je crois qu’elle est bien foutue. » Ça le gênait parce que son ambition, au fond, à lui, c’était de pouvoir un jour rentrer dans les chœurs au théâtre.

      C’est bien mieux payé et plus artiste les chœurs que la figuration simple.

      Les huiles ont fini par me laisser tomber et j’ai pu sauver mes tripes, mais j’étais marqué à la tête et pour toujours. Rien à dire. « Va-t’en!.. qu’ils m’ont fait. T’es plus bon à rien!..

      – En Afrique! que j’ai dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça vaudra! » C’était un bateau comme les autres de la Compagnie des Corsaires Réunis qui m’a embarqué. Il s’en allait vers les Tropiques, avec son fret de cotonnades, d’officiers et de fonctionnaires.

      Il était si vieux ce bateau qu’on lui avait enlevé jusqu’à sa plaque en cuivre, sur le pont supérieur, où se trouvait autrefois inscrite l’année de sa naissance; elle remontait si loin sa naissance qu’elle aurait incité les passagers à la crainte et aussi à la rigolade.

      On m’avait donc embarqué là-dessus, pour que j’essaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune. Je n’avais envie moi que de m’en aller, mais comme on doit toujours avoir l’air utile quand on est pas riche et comme d’autre part je n’en finissais pas avec mes études, ça ne pouvait pas durer. Je n’avais pas assez d’argent non plus pour aller en Amérique. « Va pour l’Afrique! » que j’ai dit alors et je me suis laissé pousser vers les Tropiques, où, m’assurait‐on, il suffisait de quelque tempérance et d’une bonne conduite pour se faire tout de suite une situation.

      Ces pronostics me laissaient rêveur. Je n’avais pas beaucoup de choses pour moi, mais j’avais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la déférence facile et la peur toujours de n’être pas à l’heure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la délicatesse enfin…

      Quand on a pu s’échapper vivant d’un abattoir international en folie, c’est tout de même une référence sous le rapport du tact et de la discrétion. Mais revenons à ce voyage. Tant que nous restâmes dans les eaux d’Europe, ça ne s’annonçait pas mal. Les passagers croupissaient, répartis dans l’ombre des entreponts, dans les w.-c., au fumoir, par petits groupes soupçonneux et nasillards. Tout ça, bien imbibé de picons et cancans, du matin au soir. On en rotait, sommeillait et vociférait tour à tour et semblait-il sans jamais regretter rien de l’Europe.

      Notre navire avait nom: l’Amiral-Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux tièdes que grâce à sa peinture. Tant de couches accumulées par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque à l’Amiral-Bragueton à la manière d’un oignon. Nous voguions vers l’Afrique, la vraie, la grande; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés aux croisements de fleuves qui n’en finissent plus. Pour un paquet de lames « Pilett » j’allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. C’était promis. La vie quoi! Rien de commun avec cette Afrique décortiquée des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique! Nous les passagers boissonnants de l’Amiral-Bragueton!

      Mais, dès après les côtes du Portugal, les choses se mirent à se gâter. Irrésistiblement, certain matin au réveil, nous fûmes comme dominés par une ambiance d’étuve infiniment tiède, inquiétante. L’eau dans les verres, la mer, l’air, les draps, notre sueur, tout, tiède, chaud. Désormais impossible la nuit, le jour, d’avoir plus rien de frais sous la main, sous le derrière, dans la gorge, sauf la glace du bar avec le whisky. Alors un vil désespoir s’est abattu sur les passagers de l’Amiral-Bragueton condamnés à ne plus s’éloigner du bar, envoûtés, rivés aux ventilateurs, soudés aux petits morceaux de glace,


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