Architecture De La Prière. Diego Maenza

Architecture De La Prière - Diego Maenza


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de me reposer. C’est inutile. Je reviens sur le rêve qui pèse sur moi tel le rocher de Sisyphe. Je pense en être débarrassé au réveil, mais il ressurgit. L’obscurité s’installe, et soudain, cette vision récurrente apparaît. Elle se répète, encore et encore, comme si je la regardais dans un kaléidoscope dont les réfractions me dirigent en permanence vers la représentation unique, sans distorsion. Je prie Dieu de me libérer de ce tourment et de laisser mon esprit se reposer de ses soubresauts. Des oreilles cyclopéennes fendues par la lame d’un couteau, c’est l’image qui me hante et j’en connais la provenance. Elle sort sans aucun doute de mes souvenirs du tableau suspendu dans mon alcôve. J’entreprends souvent l’étude perpétuelle et jamais fatiguée des vêpres en contemplant la toile dès lors que je permets l’ouverture de ses portes. C’est une imitation naïve, et presque sabotée, du célèbre triptyque du grand peintre. Je l’ai payé avec les économies de toute une vie. Évidemment, l’objet peut paraître futile par rapport à l’original, surtout si l’on affectionne l’art. La reproduction reste pourtant fidèle et respecte les proportions. Je contemple le monde. Je laisse les portes de l’œuvre nuancée sur la planche en chêne s’ouvrir et j’observe un monde parallèle : celui du paradis, du jardin et de l’enfer. Je m’émerveille comme chaque après-midi. L’art du peintre, tellement réservé, me fait frémir même à travers une interprétation si réductrice. Je fréquente la fresque le soir. Je l’explore dans les moindres rouages de sa constitution. J’essaie de déchiffrer l’alchimie qui a conduit à ce paradis aujourd’hui dévasté, l’art du démiurge qui a forgé l’enfer. Je fais semblant de savoir, car seul le savoir permet de rejeter le chemin de la perdition qui mène à ce calvaire.

      *

      Le corps endolori, je quitte le sommeil. La léthargie rougit ma chair et m’incite au péché. J’ai le sentiment de me métamorphoser. Je voudrais prendre le chemin de l’exil sans me préoccuper du stigmate sur mon front qui me trahit auprès des hommes. Je voudrais me dérober du regard de Dieu, que ses yeux ne se posent plus sur moi et ainsi satisfaire mes délires. La pensée sacrilège me vient tous les jours. Je prie pour que le diable s’éloigne de moi. Je sens que Dieu me ranime dans la foi. Je sens qu’il écarte Lucifer de ma chair et qu’elle commence à se refroidir. Et je l’implore. Je dois me contenter de supplier le ciel pour échapper au piège de mon corps, pour apaiser les perfidies que je complote dans ma félonie, pour fuir les inclinations de mes sens. J’ai recours à l’introversion pour me sauver, du moins pour le moment.

      Je prie et je me prépare pour la messe.

      *

      Le garçon passe devant ma porte et s’arrête un instant. Il se penche pour accommoder un défaut quelconque sur ses pantoufles. Son pyjama blanc rend sa chair transparente et donne à sa silhouette l’apparence d’un éphèbe voluptueux. L’innocence et la chasteté transparaissent sur son visage. La lumière artificielle illumine ses joues rose pâle qui resplendissent dans le clair-obscur de l’entrée. Il ignore complètement ses pouvoirs de séduction. Il ignore l’attraction fatale qu’il exerce sur son chemin. Il se lève, regarde à l’intérieur de ma chambre et avec son éternelle timidité il essaie de me dire au revoir. Sa révérence me semble glaciale et contrariée. D’un geste, je l’encourage à se rapprocher. Je lui accorde une bénédiction et je marque le signe imaginaire de la croix sur ses yeux. Je descends ma main presque transformée en poing à la hauteur de sa bouche. Je vois ses lèvres caresser mes doigts, je contemple son visage près de moi. La caresse provoque un tremblement envahissant. Les factions de son visage ressemblent à celles d’un archange. Je le prends par les épaules et cette fois je dessine le signe de croix avec quatre baisers sur son front. Je n’ai pas d’autre choix. Je dois le laisser partir. Je dois aller à la prière.

      *

      Le jeune Manuel a accordé sa confiance aux paroles du père Misael. Celui-ci, tous les soirs, l’invite à réciter la grande prière à ses côtés. Il lui a enseigné l’art mystique de la prière, l’intériorisation spirituelle qui, selon le prêtre, assainira son âme. La prière l’absout de tout péché. Elle fait de lui un enfant de Dieu purifié. Et Manuel témoigne un dévouement absolu. Le révérend lui a imposé un dogme. Il lui a montré l’importance de la foi pour être sauvé. Il lui a appris à toujours se fier aux desseins éternellement insondables du Seigneur. Et le garçon le croit. Parfois, quand il se met à genoux devant le lit, le père se tient juste derrière lui et serre ses mains à côté de celles du garçon. Nous faisons une oraison renforcée, lui murmure-t-il à l’oreille. De cette façon, Dieu nous écoutera mieux, toi en tant que fils et moi en tant que père. Il bafouille chaque fois, presque de manière inaudible. Il trahit ainsi le secret qu’il essaie de cacher à la petite image sculptée de l’homme mortifié sur la croix suspendue au-dessus de la tête du lit. Les nuits froides, Manuel trouve la compagnie agréable pendant cette double prière, mais les jours de forte chaleur, elle lui semble insoutenable. Il ne peut supporter le corps ferme et collant sur ses fesses, la respiration ardente et chaude dans laquelle le père expulse les prières. Ses mots d’adieu accompagnent un baiser pâteux sur la nuque pour conclure. Mais maintenant, à genoux, ses coudes appuyés sur le matelas, le garçon prie devant l’effigie du prophète et le père n’est pas arrivé.

      *

      Ce soir, je ne me lèverai pas. Dieu a raffermi ma foi. Dieu est mon berger, mon guide, ma sommité et mon chemin. Il écoute ma prière et m’accorde la force. Il ne me laisse pas tomber dans les ténèbres du péché. Ô, cher Dieu, ô, cher Père.

      *

      Quel horrible rêve, pour l’amour de Dieu ! Sauve-moi, Seigneur. Mon Père, veille sur moi et protège-moi. Prends soin de moi, Seigneur. Quel horrible rêve ! Aide-moi, Seigneur, je te l’implore. Je ne retomberai plus dans les satisfactions du péché. Je te le jure. Je ne peux pas supporter cette obscurité. Mes yeux ne peuvent pas supporter autant d’obscurité. Je marche, je sonde ma couche, sans mon corps, elle se refroidit. Je sonde la garde-robe, aussi dure que la noirceur qui m’étouffe. Je ne trouve pas la sortie qui m’accueille vers la lumière, Seigneur, guide-moi dans cette évasion. Ne laisse pas mon pied trébucher à nouveau. Je sonde un mur froid comme mes mains glacées qui se confondent dans la froideur. Mets-moi sur la bonne voie, Seigneur. Je continue de crier, en vain. Cette maison est si triste, si seule et si grande que le père Misael ne peut pas m’entendre. Cependant, Seigneur, Père bien-aimé, toi qui entends les lamentations de tous tes enfants, guide mes pas. Accueille-moi dans ta lumière. Sors-moi de ces ténèbres. Je te promets fidélité jusqu’à mon dernier jour. Je promets d’offrir ma foi chaque matin. Je promets d’accomplir les pénitences de ton mandat divin. Je place ma confiance en toi, Seigneur, Père bien-aimé. Ta parole éclairera mes pas et illuminera mon sentier. Je le sais, Seigneur. Je te fais entièrement confiance. Dirige-moi vers la lumière. Guide-moi vers ta lumière.

      *

      La porte s’ouvre et le garçon, pieds nus, frappe à l’alcôve du père. Il a dû traverser le long purgatoire du couloir qui sépare les pièces comme s’il traversait le seuil sans fin entre l’enfer et le paradis.

      *

      Et il vient vers moi gelé, fantomatique, les pommettes tremblantes. Il claque des dents.

      Un cauchemar horrible vient de me hanter, père. J’ai rêvé d’une marionnette prise entre les dents d’une énorme bête. Le rejeton suscitait une crainte légitime. Il avait de grands yeux rouges. Il me regardait tout en me tenant dans sa bouche. J’incarne cette marionnette. Il me regardait fixement. Il reniflait comme un taureau. Sa bave très liquide coulait collante, dégoûtante. Tout était sinistre. Mais ses yeux, ô mon Dieu, ses yeux exprimaient l’horreur absolue.

      Entre, fils bien-aimé, lui dis-je. Je l’accueille dans mon lit, et je souris intérieurement à sa peur si enfantine de l’obscurité.

      *

      Entre, jeune homme. Entre, triomphant dans ton Jérusalem où l’on t’acclame.

      *

      Une nuit de plus, le père Misael ne pourra pas trouver le sommeil. Il se penche


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