Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence. Anglade Joseph

Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence - Anglade Joseph


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un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des questions de casuistique amoureuse [5].

      Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons au moins deux exemples d'unions de ce genre [6]. Quelquefois il se formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire; peut-être les mauvaises tensons désignent-elles des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie profane.

      On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.

      Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Cœur de Lion, poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de Folquet de Marseille [7].

      Ce rapide coup d'œil sur l'histoire des troubadours nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société, l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de dévouements.

      Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins, et qui s'appelait du joli nom de Moine des Iles d'Or. C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de l'énigme: le Moine des Iles d'Or n'est autre chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus [8]. Telle était la source principale de ses récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les Centuries de son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.

      Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité du mensonge.

      L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par plusieurs chroniqueurs.

      On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir choisi parmi les plus intéressantes.

      Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours, son œuvre est «un document de premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au moyen âge.» [9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.

      Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur et maître de Bernard.

      «Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre [10]. «Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»

      Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.

      Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

      Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée


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