Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
accusation que je sais fausse, mais, manœuvre efficace, puisqu’il s’agit avant tout de gagner du temps et de me fermer la bouche. Et c’est elle qui, pendant quarante jours, alimente Lupin, lui apporte des médicaments (qu’on interroge le pharmacien d’Ouvilie, il montrera les ordonnances qu’il a exécutées pour Mlle de Saint-Véran), elle enfin qui soigne le malade, le panse, le veille, et le guérit.
Et voilà le premier de nos deux problèmes résolu, en même temps que le drame exposé. Arsène Lupin a trouvé près de lui, au château même, le secours qui lui était indispensable, d’abord pour n’être pas découvert, ensuite pour vivre.
Maintenant il vit. Et c’est alors que se pose le deuxième problème dont la recherche me servit de fil conducteur et qui correspond au second drame d’Ambrumésy. Pourquoi Lupin, vivant, libre, de nouveau à la tête de sa bande, tout-puissant comme jadis, pourquoi Lupin fait-il des efforts désespérés, des efforts auxquels je me heurte incessamment, pour imposer à la justice et au public l’idée de sa mort ?
Il faut se rappeler que Mlle de Saint-Véran était fort jolie. Les photographies que les journaux ont reproduites après sa disparition ne donnent qu’une idée imparfaite de sa beauté. Il arrive alors ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Lupin, qui, pendant quarante jours, voit cette belle jeune fille, qui désire sa présence quand elle n’est pas là, qui subit, quand elle est là, son charme et sa grâce, qui respire, quand elle se penche sur lui, le parfum frais de son haleine, Lupin s’éprend de sa garde-malade. La reconnaissance devient de l’amour, l’admiration devient de la passion. Elle est le salut, mais elle est aussi la joie des yeux, le rêve de ses heures solitaires, sa clarté, son espoir, sa vie elle-même.
Il la respecte au point de ne pas exploiter le dévouement de la jeune fille, et de ne pas se servir d’elle pour diriger ses complices. Il y a du flottement, en effet, dans les actes de la bande. Mais il l’aime aussi, et ses scrupules s’atténuent et comme Mlle de Saint-Véran ne se laisse point toucher par un amour qui l’offense, comme elle espace ses visites à mesure qu’elles se font moins nécessaires, et comme elle les cesse le jour où il est guéri… désespéré, affolé de douleur, il prend une résolution terrible. Il sort de son repaire, prépare son coup, et le samedi 6 juin, aidé de ses complices, enlève la jeune fille.
Ce n’est pas tout. Ce rapt, il ne faut pas qu’on le connaisse. Il faut couper court aux recherches, aux suppositions, aux espérances mêmes : Mlle de Saint-Véran passera pour morte. Un meurtre est simulé, des preuves sont offertes aux investigations. Le crime est certain. Crime prévu d’ailleurs, crime annoncé par les complices, crime exécuté pour venger la mort du chef, et par là même – voyez l’ingéniosité merveilleuse d’une pareille conception –, par là même se trouve, comment dirai-je ? se trouve amorcée la croyance à cette mort.
Il ne suffit pas de susciter une croyance, il faut imposer une certitude. Lupin prévoit mon intervention. Je devinerai le truquage de la chapelle. Je découvrirai la crypte. Et comme la crypte sera vide, tout l’échafaudage s’écroulera.
La crypte ne sera pas vide.
De même, la mort de Mlle de Saint-Véran ne sera définitive que si la mer rejette son cadavre.
La mer rejettera le cadavre de Mlle de Saint-Véran !
La difficulté est formidable ? Le double obstacle infranchissable ? Oui, pour tout autre que Lupin, mais non pour Lupin…
Ainsi qu’il l’avait prévu, je devine le truquage de la chapelle, je découvre la crypte, et je descends dans la tanière où Lupin s’est réfugié. Son cadavre est là !
Toute personne qui eût admis la mort de Lupin comme possible eût été déroutée. Mais, pas une seconde, je n’avais admis cette éventualité (par intuition d’abord, par raisonnement ensuite). Le subterfuge devenait alors inutile et vaines toutes les combinaisons. Je me dis aussitôt que le bloc de pierre ébranlé par une pioche avait été placé là avec une précision bien curieuse, que le moindre heurt devait le faire tomber et qu’en tombant il devait inévitablement réduire en bouillie la tête du faux Arsène Lupin de façon à le rendre méconnaissable.
Autre trouvaille. Une demi-heure après, j’apprends que le cadavre de Mlle de Saint-Véran a été découvert sur les rochers de Dieppe… ou plutôt un cadavre que l’on estime être celui de Mlle de Saint-Véran, pour cette raison que le bras porte un bracelet semblable à l’un des bracelets de la jeune fille. C’est d’ailleurs la seule marque d’identité, car le cadavre est méconnaissable.
Là-dessus je me souviens et je comprends. Quelques jours auparavant, j’ai lu, dans un numéro de La Vigie de Dieppe, qu’un jeune ménage d’Américains, de séjour à Envermeu, s’est empoisonné volontairement, et que la nuit même de leur mort leurs cadavres ont disparu. Je cours à Envermeu. L’histoire est vraie, me dit-on, sauf en ce qui concerne la disparition, puisque ce sont les frères mêmes des deux victimes qui sont venus réclamer les cadavres et qui les ont emportés après les constatations d’usage. Ces frères, nul doute qu’ils ne s’appelassent Arsène Lupin et consorts.
Par conséquent, la preuve est faite. Nous savons le motif pour lequel Arsène Lupin a simulé le meurtre de la jeune fille et accrédité le bruit de sa propre mort. Il aime, et il ne veut pas qu’on le sache. Et, pour qu’on ne le sache pas, il ne recule devant rien, il va jusqu’à entreprendre ce vol incroyable des deux cadavres dont il a besoin pour jouer son rôle et celui de Mlle de Saint-Véran. Ainsi il sera tranquille. Nul ne peut l’inquiéter. Personne ne soupçonnera la vérité qu’il veut étouffer.
Personne ? Si… Trois adversaires, au besoin, pourraient concevoir quelques doutes : Ganimard, dont on attend la venue, Herlock Sholmès qui doit traverser le détroit, et moi qui suis sur les lieux. Il y a là un triple péril. Il le supprime. Il enlève Ganimard. Il enlève Herlock Sholmès. Il me fait administrer un coup de couteau par Brédoux.
Un seul point reste obscur. Pourquoi Lupin a-t-il mis tant d’acharnement à me dérober le document de l’Aiguille creuse ? Il n’avait pourtant pas la prétention, en le reprenant, d’effacer de ma mémoire le texte des cinq lignes qui le composent ? Alors, pourquoi ? A-t-il craint que la nature même du papier, ou tout autre indice, ne me fournît quelque renseignement ?
Quoi qu’il en soit, telle est la vérité sur l’affaire d’Ambrumésy. Je répète que l’hypothèse joue, dans l’explication que j’en propose, un certain rôle, de même qu’elle a joué un grand rôle dans mon enquête personnelle. Mais si l’on attendait les preuves et les faits pour combattre Lupin, on risquerait fort, ou bien de les attendre toujours, ou bien d’en découvrir qui, préparés par Lupin, conduiraient juste à l’opposé du but.
J’ai confiance que les faits, quand ils seront tous connus, confirmeront mon hypothèse sur tous les points. »
Ainsi donc, Beautrelet, un moment dominé par Arsène Lupin, troublé par l’enlèvement de son père et résigné à la défaite, Beautrelet, en fin de compte, n’avait pu se résoudre à garder le silence. La vérité était trop belle et trop étrange, les preuves qu’il en pouvait donner trop logiques et trop concluantes pour qu’il acceptât de la travestir. Le monde entier attendait ses révélations. Il parlait.
Le soir même du jour où son article parut, les journaux annonçaient l’enlèvement de M. Beautrelet père. Isidore en avait été averti par une dépêche de Cherbourg reçue à trois heures.
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Sur la piste
La violence du coup étourdit