La Force. Paul Adam

La Force - Paul Adam


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je te dis. Cinq cents livres!

      —Je vais le quérir. Si je le trouve…

      —Si tu ne le trouves pas, je te jette dehors, tu entends, je n'y vois plus, mais je sais encore me servir d'un bâton…

      La rage du vieillard lui fit heurter à toutes forces un arbre, et l'homme s'enfuit, la veste à la main, en protestant de son zèle.

      Au bout du verger, le frénétique s'arrêta.

      —Cinq cent livres, il a démoli l'église, le bandit! Cinq cent livres! Je ne suis plus le maître donc! Je ne suis plus rien…, moi…, moi…, moi, moi!

      À chaque «moi», la canne défonçait le sol, la bave moussait sur les lèvres. Il déboutonna d'un seul coup tous les boutons de sa veste, déchira le jabot, et mit à nu les fanons rouges du cou.

      —Cinq cent livres!… Il les paiera, ou je l'assommerai ton frère, tu entends, Bernard. Il les paiera.

      —Avec quoi?

      —Avec sa peau! sa peau! Ah! Monsieur voulait apprendre le métier d'ingénieur!… pour se faire nourrir ici… Tu ne sais pas, tu ne sais pas, Bernard, tu ne sais pas tout. Il vole de l'argent à Caroline, oui, dans sa bourse… C'est un bandit… Il a engrossé Gotte, la petite Gotte, qui vend des oublies à la foire… On l'a mise aux Repenties; elle a tout avoué…, j'ai donné cent écus…

      —Vous êtes assez riche, père!…

      —Assez riche! Peut-être; mais j'entends qu'on obéisse; tu sais!

      —Peuh! Des bagatelles de freluquet!

      —Non, il ne respecte pas son père… Il ne me respecte pas; moi! moi! moi! Je le sais bien, je vieillis, je n'y vois plus. Tout le monde me manque, me crache au visage… Toi, tu me cracherais au visage… si tu osais. Caroline aussi me crache au visage, et Aurélie et tous, tous; je vous ai fabriqué des rentes; sans moi vous n'auriez ni sou ni maille, gredins que vous êtes! Et vous ne respectez pas votre père. Vous insultez votre père! Vous m'insultez, moi, moi!

      Cela lui semblait sacrilège. Il haussait contre le vent sa forte tête rouge, aux yeux couverts de taies blanchâtres. Son bras ne cessait point de ravager avec la canne un buisson d'épines, ni son pied de talonner la terre. Il injuriait les noms de ses enfants.

      —Aurélie se fait servir à table avant moi… Pendant le dîner, tout à l'heure, je n'ai pas obtenu une goutte d'eau fraîche pour boire. Les feux de la cuisine avaient chauffé les carafes… Tu entends: pas une goutte d'eau! pas une goutte d'eau!… pour ton père!… Samedi, ce Cavrois, parce que je sommeillais dans la bergère, m'a conseillé une promenade!…

      —Eh bien?

      —Il ne faut pas me prendre pour, un innocent, corbleu! Je sais ce que parler veut dire, hein?… On se dégoûte du vieil aveugle de père, on voudrait le voir sortir pour la promenade, et si ça pouvait être la dernière de promenade, celle dans le corbillard, vous danseriez une ronde de joie, tous, tous, tous et toi!…

      —Je vous jure que vous vous méprenez entièrement.

      Bernard sentit l'eau des larmes à ses yeux. Il voyait souffrir la démence du vieillard, dont les boutons de couperose se violacèrent. Mais les paroles d'apaisement restèrent inefficaces. L'ancêtre respirait fort pour crier mieux.

      —Misérables… misérables… Oh! la terrible vieillesse que vous me faites!… Je partirai, je m'en irai le long des routes, en tendant mon chapeau… Je préfère cela. Je m'en irai. Vous tous excitez contre moi cet Augustin… Vous avez gâté sa nature pour qu'il m'insultât, moi, moi, moi!

      L'ancêtre trépignait.

      Il ne laissa pas interrompre sa colère. Soixante ans il avait réuni cette fortune, dont eux allaient jouir, privant ses heures de toutes joies. Il voulait que sa race dominât sur le pays: «J'ai acheté pour Aurélie la situation de Praxi-Blassans, et pour Caroline celle de Cavrois. Vous voilà soutenus par Talleyrand, par les personnages des Relations Extérieures. Avant six mois, dans ces greniers, ces tanneries, on livrera par chariots leurs cuirs et leurs grains aux fournisseurs des armées. Alors l'argent crèvera les sacs. Tes frères repartent en mer, dans deux décades, pour recevoir sur nos bricks les récoltes de l'étranger… Ici j'ai créé un cœur qui pousse le sang de la race au levant, au couchant, au septentrion, au midi… Et moi? Je n'ai joui de rien, que de voir cela se créer; et vous? Vous jouirez de tout; et moi je vais mourir… et je ne veux que mourir, mais mourir en paix, tu entends!… On laisse mourir un vieux chien en paix, dans la niche… Je ne pense plus qu'à la mort, je ne veux plus que la mort en paix, en paix!»

      Il jeta son chapeau et le défonça par coups de talons.

      —Mais que vous fait-on, père?

      —Ce qu'on me fait! Tu oses me demander ce qu'on me fait!… Ô Dieu!… Mais hier encore! Le Représentant vient me voir, c'est Praxi-Blassans qui se lève, qui tend la main au seuil… Moi, je ne suis plus chez moi. Je suis, paraît-il, chez Monsieur de Praxi-Blassans. C'est lui qui reçoit à ma place… Voilà ce qu'on me fait.

      —Mais ils se connaissent.

      —Qu'importe, Monsieur? On ne se permet pas de recevoir chez les autres. Cela est d'une insolence sans nom! Une injure impardonnable. Et je ne pardonnerai pas. Je m'en irai. Je mendierai sur les routes jusqu'à ce que je meure dans le fossé…, puisque je ne suis plus bon qu'à cela.

      —Mais je vous assure que Praxi-Blassans…

      —Suffît! Taisez-vous lorsque je parle!… Qui a donné de la poudre à

       Augustin?

      —Je ne sais.

      —Vous ne savez! Vous soutenez le jean-f…, par esprit de contradiction, pour me désobéir et me nuire!… Oh! vous irez jusqu'au bout du crime;… je suis faible maintenant. Je souffre comme un enragé. Les intestins me sortent du fondement!… Je pisse le sang et je ne vois plus clair!… Je n'ose plus manger sans que j'aie entendu l'un de vous manger du plat qu'on apporte… Je sais que des pas me suivent le soir… On veut en finir! Et peut-être t'a-t-on fait revenir à dessein, toi, le soldat, qui as l'habitude de ces besognes!… Ah! laisse-moi! je sais ce que je dis.

      —Mon Dieu! sanglotait une voix frêle…

      Bernard se retourna. Les sœurs pleuraient là, Caroline dans ses blancheurs de mariée, Aurélie frissonnant à travers l'écharpe. Les deux beaux-frères gesticulaient à l'ombre de la charmille, et les groupes de nymphes timides s'effaçaient au fond du jardin entre les habits bleus, les habits verts, les habits puce et les profils à oreilles de chien blondes ou brunes.

      —Père, voulez-vous rentrer? dit Bernard.

      Une angoisse infinie gonflait sa gorge, noyait ses yeux. L'ancêtre évidemment croyait à ses craintes, imaginant le complot de la famille pour se débarrasser, d'une vieillesse infirme et encombrante…

      —Ah! le calvaire, gémit-il.

      Cependant il s'apaisa; comme si la voix de Bernard et les pleurs de ses filles le pouvaient convaincre. Joseph le marin, avec ses oreilles percées pour de légers anneaux d'or, le prit au bras.

      —Allons, le père…, vous n'y pensez point… Venez dire adieu à Caroline. Quoi, nous vous aimons tous. C'est bien à cause de vous que le frère et moi nous essuyons les grains et que l'adjudant fait campagne. Est-ce que Caroline ne tenait pas votre maison comme il faut, est-ce que le beau-frère Praxi ne vous a pas gagné les fournitures militaires, est-ce qu'Aurélie ne joue pas de la harpe à ravir, dans l'espoir de vous contenter, et moi j'éduque des perroquets qui vous amusent.

      Il reformait le tricorne du vieux avec sa grosse main, dont le goudron avait noirci les rides…

      —Vous avez voulu qu'il y eût un soldat dans la famille? Eh bien! me voici soldat, dit Bernard. Un diplomate? Aurélie a épousé un diplomate. Un fonctionnaire? Caroline épouse un fonctionnaire.


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