L'art russe. Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

L'art russe - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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fut, pendant trois siècles au moins, la grande école où les nations latines, visigothes et germaniques de l'Europe vinrent chercher les enseignements d'art, et ce fut à la fin du XIIe siècle seulement que les Français rompirent avec ces traditions. Leur exemple fut suivi en Italie, en Angleterre, en Allemagne, avec plus ou moins de succès. La Russie resta en dehors de ces tentatives: elle s'était trop intimement identifié à l'art byzantin pour essayer une autre voie; de cet art elle fut, pourrait-on dire, la gardienne et devait en continuer les traditions en y mêlant des éléments dus au génie slave asiatique.

      Quels sont ces éléments? En quoi consistent-ils?

      De l'art des Scythes nous reste-t-il des traces?

      Hérodote, en parlant de ce peuple qui joua un rôle important pendant l'antiquité, ne donne aucun renseignement de nature à faire supposer que les Scythes nomades, non plus que les Scythes agriculteurs, aient cultivé les arts.

      Cependant, il mentionne des objets d'art fabriqués par ces populations, il parle même de maisons de bois, il présente les Scythes comme étant à l'état de barbarie, mais la qualification de barbares, dans la bouche d'un Grec, n'a pas le sens que nous lui attachons aujourd'hui. Il signale, comme les ayant vus, des objets de métal fondu et, entre autres, ce vase d'airain qui contenait le liquide de six cents amphores et dont l'épaisseur était de six doigts[24].

      Il nous dit comment certains grands personnages, malgré les lois terribles qui interdisaient à tous les Scythes, de quelque rang qu'ils fussent, d'adopter les usages étrangers, se plaisaient parmi les Grecs et manifestaient un goût particulier pour leurs arts et leurs coutumes.

      Il cite, entre autres, le roi Scylès, qui se fit bâtir un palais à Borysthènes. Enfin au nord des Scythes, Hérodote parle des Budins, grande et nombreuse nation qui aurait occupé toute la contrée comprise entre le haut Tanaïs et le Rho (le Don et le Volga). Sur leur territoire, l'historien grec prétend qu'il existe une grande ville, entièrement construite de bois, ainsi que ses hautes murailles, et possédant des temples bâtis suivant la méthode des Grecs, avec statues et autels. Cette ville aurait été fondée par une colonie grecque, chassée de Borysthènes.

      Il donne à ce peuple le nom de Gélons et prétend qu'ils parlent un langage composé de scythe et de grec[25]. C'est à tort, ajoute-t-il, que les Grecs confondent les Budins avec les Gélons. Les premiers sont autochtones, nomades et se peignent le corps entier en bleu et en rouge, ils se nourrissent de vermine. Les Gélons, au contraire, cultivent la terre, mangent du pain, ont des jardins et ne ressemblent aux Budins, ni par les traits du visage, ni par la couleur de la peau....

      Ainsi, dès cette époque reculée, on entrevoit entre les Scythes et les civilisations grecque et persane certains liens, certains rapports qui n'ont pu que se développer jusqu'au moment où l'empire romain s'établit à Byzance. De même aussi, sur le territoire occupé par la Russie d'Europe, on signale déjà la présence de plusieurs races: les Scythes nomades au sud, les Scythes agriculteurs sur la rive gauche du Borysthènes, les Androphages au nord de ce fleuve, les Melanchlœnes le long du haut Tanaïs, puis les Budins et les Gélons entre le haut Tanaïs et le Volga.

      Hérodote distingue ces peuples et attribue à chacun des mœurs différentes; il signale les Androphages comme les seuls qui se repaissent de chair humaine; les autres échangent leurs produits, se livrent à un commerce plus ou moins étendu avec les nations de la Grèce et de l'Iran. Les Scythes nomades font la guerre, ont une nombreuse cavalerie, dévastent leur propre pays pour affamer l'envahisseur et font le vide devant lui en l'observant et le harcelant sans trêve. Les descendants de ces Scythes, les Slaves, ont prouvé en maintes circonstances que ces antiques traditions ne s'étaient pas perdues chez eux.

      Mais nous possédons mieux que les renseignements vagues fournis par Hérodote; nous possédons des objets laissés en grand nombre par les Scythes ou les Skolotes dans les tumuli répandus sur le territoire méridional de la Russie.

      Ces objets de métal, cuivre, argent, or, fer indiquent un état de civilisation passablement avancé et des traditions d'art évidemment sorties de l'Asie centrale, qui méritent une étude sérieuse, car elles éclairent d'un jour nouveau cette page si obscure de l'art appelé byzantin. Tous ces objets ne paraissent pas appartenir à la même époque et, parmi eux, on en trouve qui sont de provenance grecque.

      Il existe près du village d'Alexandropol, dans le district d'Ekatérinoslav, un grand tumulus, connu sous le nom de «Lougavaïa-Moguila» (tombe de la prairie). C'est un des plus considérables de toute la Nouvelle Russie. Sa base, entourée d'une enceinte de pierres brutes, avait cent cinquante sagènes (320m,10) de pourtour et sa hauteur dix sagènes (21m,40).

      En 1851, des fouilles furent pratiquées dans ce tumulus et firent découvrir quantité d'objets curieux: deux figures de femmes ailées, tenant deux animaux à cornes. Ces deux objets de fer sont plaqués d'or sur la face et d'argent sur le revers. Quel est ce personnage (fig. 12) ou cette divinité[26]? Est-ce Aura ou même Artémis?—Nous trouvons (fig. 13) parmi les antiquités découvertes à Camyros (île de Rhodes), par M. A. Salzmann, un collier de plaques d'or[27] qui présente un sujet analogue et qui appartient à l'art phénicien.

Fig. 12.

      Fig. 12.

Fig. 13.

      Fig. 13.

      Dans le même tumulus, en 1853, on découvrit quatre plaques de bronze, munies de douilles avec bielles et représentant chacune un griffon dans un cadre (fig. 14). Deux clochettes sont attachées aux angles inférieurs du carré orné à la base d'oves renversées[28]. Beaucoup d'autres objets d'or et d'argent furent trouvés dans ce tumulus et dans quelques autres situés à l'entour de la Lougavaïa-Moguila.

Fig. 14.

      Fig. 14.

Fig. Fig.

      Les populations scythes, qui occupaient alors les contrées situées sur les bords du Dnjeper inférieur, savaient donc façonner les métaux, plaquer l'or et l'argent sur le fer—car beaucoup d'objets de fer sont revêtus de ces métaux précieux—et possédaient des éléments d'art qui ont une affinité incontestable avec les arts asiatiques.

      Les fouilles continuées en contre-bas du niveau du sol extérieur, au centre de la Lougavaïa-Moguila, firent découvrir la tombe d'un cheval et des plaques d'or qui décoraient le harnais de la bête. Ces plaques d'or représentent un hippocampe, un lion, un oiseau et un taureau entourés d'arabesques, une rosace; le tout est façonné au repoussé et dépendait de la têtière et du mors en fer. D'autres excavations mirent au jour des tombes humaines ainsi qu'un grand nombre de fragments d'or dépendant de vêtements et d'ustensiles.

      Nous présentons (pl. II) deux de ces plaques d'or repoussé qui représentent une tête humaine A, couronnée de feuillages, d'un travail grec, et B, un lion appartenant à un art tout différent et absolument asiatique.

      Et cependant ces deux objets ont été trouvés sur le même point du tumulus, dans la même tombe. Parmi tous ces objets d'or, reproduits dans l'atlas des Antiquités de la Scythie, et qui sont en nombre considérable, ces deux influences grecque et asiatique sont très-appréciables.

      Lors de nouvelles fouilles entreprises en 1856, on trouva encore, dans une des tombes que recouvrait le tumulus de la Lougavaïa-Moguila, un squelette de cheval avec les restes d'un magnifique harnais de bronze et d'or. Les plaques de bronze fondu appartiennent à un travail grec d'une belle époque, et le


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