L'américaine. Jules Claretie

L'américaine - Jules Claretie


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      Il hésitait encore presque, dans ce salon d'attente où on l'avait introduit, il regrettait d'être venu, il se disait qu'il eût mieux valu, pour lui-même et pour elle, n'avoir jamais retrouvé ce passé.

      Un coup de sifflet traversa l'antichambre comme quelque commandement à bord d'un navire, et le valet rentra, priant «monsieur le marquis» de le suivre.

      Solis, précédé par le domestique, monta un escalier à rampe de bois sculpté où des faïences de prix étaient accrochées, les couleurs des vieux Rouen répondant aux vieux reflets mordorés des plats mezzo-arabes;—et au second étage de la villa, aussi luxueuse qu'un hôtel des Champs-Elysées, Georges de Solis se trouva devant un laquais qui, cérémonieusement, lui ouvrit la porte d'un vaste cabinet de travail, donnant par un large window sur la mer:—une porte au seuil de laquelle le jeune homme se trouva en face d'un grand gaillard barbu et souriant, la voix forte et la large main tendue, et qui, joyeusement, lui cria avec un accent yankee assez prononcé:

      —Ah! la bonne aubaine!

      Et la voix de Norton sonnait claire comme une fanfare.

      —Embrassez-moi donc, et asseyez-vous, cher! Et quel bon vent vous amène?

      Les deux hommes s'entre-regardèrent un moment avec cette curiosité instinctive de gens qui, en s'interrogeant ainsi des yeux, sautent par-dessus les années passées, et Georges de Solis retrouvait, avec un plaisir vrai, tout autre pensée disparue pour une minute, son ami Norton tel qu'il l'avait quitté, bâti à chaux et à sable, la carrure large avec des épaules de cariatide et des poignets de lutteur. Le front volontaire, où l'ossature sous la peau semblait de pierre, s'encadrait d'une chevelure rousse un peu grisonnante aux tempes et les lèvres rasées énergiques, franches, la longue barbe au menton, les oreilles écartées du visage, la tenue même un peu puritaine—une redingote longue, boutonnée sur ce grand torse solide—rien, chez l'Américain, n'avait changé, subi d'atteintes; et, à son tour, Norton, de ses yeux gris enfoncés dans des sourcils hérissés en broussailles, interrogeait le visage du marquis et disait gaiement:

      —Vous êtes toujours le même!

      —Oh! oh!... j'ai plus de bistre à la peau et moins de cheveux sur la tête! Les voyages....

      —Et d'où venez-vous?

      —D'un peu partout. Du diable!

      —J'étais allé chez vous dès mon arrivée à Paris! Personne. Votre mère en province. Vous....

      —En Indo-Chine. Mais aujourd'hui, ma mère que j'avais retrouvée à Solis à mon retour, et moi, nous avons quitté les Landes et je viens essayer de donner un peu de santé et un bain d'air à ma chère bien-aimée. J'aurais pu aller à Biarritz, qui est plus près de Dax, mais à Paris, où il y a toujours plus d'occasions de vente ou d'achat, j'essaierai de vendre, après cette saison d'eaux, une de nos propriétés, qui ne rapporte plus ce qu'elle coûte. Et mon projet est ensuite d'aller m'enterrer à Solis, avec ma mère.

      —Vous me ferez l'honneur de me présenter à elle, dit Norton.

      —Avec joie! Elle vous adore, vous savez!... Oh! elle m'a fait cent fois raconter comment vous m'avez si joliment empêché d'être rôti tout vif, le jour de cet incendie, dans votre mine de pétrole. Ce que j'ai pensé souvent à notre aventure!... Nous sommes sortis de là, je vous vois encore quand j'ai repris à peu près connaissance, moi à demi asphyxié, vous la barbe grillée et les cheveux rasés par le feu!

      —Vous voyez qu'ils ont repoussé, fit Norton en riant. Et ne parlez pas de cela surtout, mon cher Georges. S'il y a quelqu'un qui, ce jour-là, ait, comme on dit dans les romans, sauvé l'autre, c'est vous! Parfaitement, c'est vous! Je vous ai tiré du brasier où un faux pas vous avait fait tomber, mais vous n'y étiez, mon cher, venu que pour m'en arracher, moi, et sans votre intervention j'étais parfaitement assommé par les poutres.... Oh! tout net! Et réduit à l'état de charbon par-dessus le marché! Si vous racontez de cette façon-là vos voyages à Mme de Solis, elle n'en doit savoir que la moitié. C'est trop de modestie et il est temps que j'arrive pour faire connaître la vérité!

      —Eh bien! soit! fit le marquis en souriant. Nous nous sommes rendu mutuellement le service de nous conserver la vie, si c'est un service! Ex æquo! D'ailleurs, c'est déjà vieux tout cela! Cinq ans! Et, vous savez, Norton, je vous dirai avec plus de vérité ce que vous me disiez tout à l'heure: Vous n'avez pas changé.... Si!... Vous avez rajeuni!

      —Quand on a dépassé la quarantaine, c'est ce qu'on a de plus spirituel à faire! Et puis, il faut bien rajeunir!... Oh! je ne suis plus l'espèce de trappeur que vous avez connu, vivant presque d'une vie de manœuvre, au milieu de ses ouvriers, là-bas.... Je me suis—comment diriez-vous?—adouci, féminisé, pour plaire à la chère femme que j'ai épousée....

      Richard Norton avait mis dans ce peu de mots un instinctif attendrissement, et Solis, très ému, maître de lui-même pourtant et essayant de paraître, non pas indifférent—intéressé au contraire, mais comme un ami au bonheur d'un ami—Solis devinait que cet homme éprouvait une sorte de besoin violent:—parler de l'adorée....

      —C'est vrai, vous êtes marié! dit le marquis.

      —Et à la meilleure des créatures! Ah! que je regrette que mistress Norton soit sortie!... Elle sera si heureuse de vous revoir!

      —Ah! fit le jeune homme. Vraiment?... Mme Norton me fait l'honneur de se souvenir de moi?

      —De vous, cher? Mais nous parlons souvent de vous. Très souvent!

      Solis cherchait un compliment, un remerciement. Il ne trouvait pas. Chose étrange, ce que lui disait là Norton, au lieu de lui être agréable, lui amenait une souffrance. Elle parlait de lui! Lui, au contraire, gardait son nom en sa mémoire, précieusement, comme en un sanctuaire. Il pensait, repensait à elle et n'en parlait à personne! Elle parlait de lui, indifférente, consolée, heureuse! Et ce souvenir que lui gardait Sylvia le torturait plus que le silence même et que l'oubli!

      —C'est la plus charmante des femmes, reprit Norton. Un peu souffrante.

      —Ah? dit M. de Solis.

      —Oui, c'est pour sa santé que je me suis décidé à me fixer à Paris.... Le docteur Fargeas fait des miracles lorsqu'il s'agit des maladies de nerfs.... Et c'est de cela que souffre Sylvia! Oui, elle a hérité de sa mère, fille d'un Virginien, grand chasseur et surtout grand mangeur et grand buveur, que la goutte avait tué, un fond de tempérament arthritique. Et, si l'hérédité maternelle se fût bornée là, tout eût été pour le mieux; mais elle lui a communiqué cette impressionnabilité extrême, maladive. Le climat de New-York, avec ses alternatives de chaleur torride et de froid glacial, ne lui valait rien. Un ou deux étés dans la Floride ne suffisaient pas à la remettre en bon état. Et puis, encore une fois, je ne crois qu'à Fargeas, j'ai pour Sylvia la superstition de Fargeas!

      Instinctivement, Georges de Solis ferma les yeux rapidement; ce nom de Sylvia entendu là, prononcé tout haut, pour la première fois depuis des années, lui causait une impression singulière. Il le saluait de la paupière comme un soldat salue de la tête la première balle.

      Norton, lui, continuait ses confidences, parlant de Sylvia avec l'effusion débordante de l'homme qui aime—puis il s'interrompit, disant avec une émotion profonde:

      —Voyez ce que c'est que l'amitié! Il n'y a pas cinq minutes que vous êtes là, mon cher Solis, et je vous dis, à vous, tout naturellement, ce que je ne dirais à personne, ce que je ne m'avoue que vaguement à moi-même.... Ne parlons plus de cela! Parlons de vous!...

      Ils étaient assis en face l'un de l'autre, devant le window, à deux pas d'une table où, sous des presse-papiers, des dépêches, des lettres, des brochures s'entassaient, méthodiquement classées, annotées, réunies par des épingles.

      —Un cigare?... dit Norton.

      —Merci, vous savez bien que je ne fume pas!

      —C'est


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