Confession de Minuit. Georges Duhamel
de nos habitudes, comme on aime les fleurs peintes sur la muraille pendant les nuits où l'on ne dort pas.
J'aime le rectangle de clarté blême que, par les soirs d'hiver, le bec de gaz du trottoir découpe sur la paroi de mon corridor.
J'aime l'odeur humble et fade qui rôde, avec les courants d'air, dans cet intestin de ma maison. Si je ressuscite dans cinq cents ans, je reconnaîtrai cette odeur entre toutes les odeurs du monde. Ne vous moquez pas de moi; vous chérissez peut-être des choses plus sales et moins avouables.
S'il m'arrive de rentrer d'une de ces promenades où l'on a goûté maintes choses nouvelles, éprouvé mille désirs, s'il m'arrive de revenir d'une belle journée comme d'un bain purificateur, mon corridor me tombe sur les épaules et me dit: «Attention! Tu n'es jamais qu'un Salavin». Cet avertissement me glace, mais il m'est salutaire, car c'est bien inutile de se donner illusion sur soi-même.
Vous le voyez, jusque dans mon récit le corridor agit; il me retarde, il refroidit mon histoire; il me paralyse ainsi qu'il faillit me paralyser ce jour-là, le jour de mon aventure.
Mais, je vous l'ai dit, j'avais trop d'élan: je traversai le couloir comme une fondrière encombrée de ronces; je fus déchiré, je passai néanmoins et, d'un seul mouvement, je me trouvai sur le palier du premier étage.
Là, végète notre vieille concierge, dans une obscurité hantée d'odeurs culinaires, sous le crachotement d'un éternel bec Auer au tuyau gorgé d'eau. La lumière meurt et renaît cent fois par minute, et, pendant ses agonies, on voit un oeil-de-boeuf ouvert sur le crépuscule de la cour intérieure.
Notre concierge est en train de finir à l'endroit même où on l'a plantée jadis. Elle meurt par la tête, comme les peupliers. Elle est à peu près folle, et presque complètement aveuglée par une double cataracte qui lui fait des pupilles laiteuses. A part cela, elle nous reconnaît tous, ses locataires, au pas, au souffle, et à beaucoup d'autres petits signes qui la renseignent sans qu'elle les puisse analyser. Quelque chose de comparable à la sensibilité des mollusques sédentaires.
La concierge cogna donc à la porte et me dit:
--Louis, il y a une lettre pour toi et un catalogue pour Marguerite. Tu voudras bien le lui donner en passant, mon garçon.
Marguerite est notre voisine, une couturière. Je pris lettre et catalogue et je continuai l'ascension. Je montais vite, pour ne pas laisser à mes résolutions le temps de s'éparpiller. Le tournoiement de l'escalier me procurait un léger vertige bien connu. Malgré la tension de mon esprit, je ne manquai point à l'habitude, vieille comme ma vie, d'épeler, en passant au second étage, la plaqué de Lépargneux: spécialiste d'espadrilles et semelles de cordes. C'est un industriel en taudis, un mange-des-briques. Mais ne perdons pas de temps avec Lépargneux.
Arrivé sur le carré du quatrième, je confiai le catalogue au paillasson de Marguerite et tout de suite, je fis, avec deux doigts, mon petit bruit contre notre porte. Il y a une sonnette, j'ai des clefs; pourtant je ne me sers jamais de tout cela. J'ai une façon à moi de frapper. Ça simplifie la vie.
Ma mère vint m'ouvrir et je fis d'abord, ce jour-là, comme à l'ordinaire, car les heures de la vie quotidienne forment une machine toute-puissante dont les pièces successives nous saisissent, nous poussent et nous manipulent au mépris de nos décisions. Cela veut dire que j'embrassai ma mère, que je posai ma canne dans la grande potiche en terre, que j'accrochai mon feutre au porte-manteau et que je passai dans la cuisine pour me laver les mains. J'obéissais à de vieilles forces tyranniques, mais je n'avais rien perdu de ma colère qui se tortillait à l'intérieur de moi comme un chat dans un sac.
Ma mère me suivit dans la cuisine. Elle souleva doucement, avec le bout de sa mouvette, le couvercle de la cocotte, et elle me dit en hochant la tête:
--Louis, je t'ai fait une petite selle de gigot. La viande est chère en ce moment; mais j'étais contente de te faire une petite selle de gigot, tu aimes tant ça!
Que venait faire, dites-moi, cette selle de gigot au milieu de mon tourment? A-t-on vraiment idée de parler cuisine à un homme frappé par l'injustice, à un homme en proie au désespoir et à la fureur? Cette selle de gigot me remplit d'humiliation, elle me couvrit, pour moi-même, de ridicule. Je fus profondément froissé; j'eus l'impression très nette que ma mère se moquait de moi.
Et puis, pourquoi parler du prix de la viande? Je le savais bien que la viande était chère. Etait-ce vraiment le moment de me parler du coût de la vie, alors que je venais de perdre ma place? Je vous assure que je reçus en plein visage, comme une gifle, la phrase de maman. Pourtant je ne dis rien, pour ne rien abîmer de mon ressentiment, pour le laisser entier, redoutable, sans réplique. Je passai rapidement en revue toutes mes réponses. Elles étaient prêtes; péremptoires, cinglantes, rangées devant mes yeux comme des armes au râtelier.
Je me disposai donc à passer dans ma chambre pour me déchausser avec bruit, ainsi que je l'avais décidé. Au dernier moment, je n'en eus pas le courage. Je pensai: «Il vaut mieux attendre une bonne occasion, par exemple que maman me parle encore une fois de cette selle de gigot».
Notre repas commença. J'avais l'estomac serré, ratatiné. Je ne mangeais pas de bon coeur. Je regardais le fond de mon assiette et j'écartais les morceaux de viande pour apercevoir les défauts de la faïence. Je connais exactement tous les défauts de nos vieilles assiettes.
Je sentais le regard de ma mère qui s'attachait à moi, qui ne me lâchait plus et je pensais que «ça devait se voir», que ma disgrâce était écrite en toutes lettres sur mon visage. J'en conclus que j'étais un pauvre sire, impuissant à dissimuler ses sentiments. Cela me valut un surcroît de rancoeur.
Entre les plats, j'attendais, sans mot dire. Je ne voulais pas laisser mes mains sur la table. J'éprouve une espèce de pudeur pour mes mains. Si j'avais un grand secret, mes mains me trahiraient: elles sont incapables de feinte. Je laissais donc pendre mes bras, qui sont fort longs, et, du bout des doigts, je tourmentais mes chaussettes, ce qui est une manie grotesque dont je ne peux me défaire.
Ma mère me dit avec une douceur particulièrement offensante:
--Laisse donc tes chaussettes, mon pauvre Louis, tu vas leur faire des trous.
Je remis sur la table mes mains qui tremblaient de rage. Pourquoi «pauvre Louis»! Je n'aime pas qu'on me prenne en commisération, surtout quand je ne mérite pas autre chose. Et puis, pourquoi s'attaquer à mes habitudes, à mes tics? J'ai passé l'âge où un homme de ma trempe peut tenter de s'améliorer. La remarque de ma mère me parut non seulement inutile, car elle me l'a déjà faite mille fois, mais encore injurieuse dans la situation où je me trouvais. En outre, j'estimai peu délicat de me recommander le ménagement à l'égard de mes chaussettes dans un moment où notre pauvreté allait peut-être se transformer en misère.
Je fus sur le point de donner libre cours aux phrases toutes préparées qui me gonflaient la gorge; mais, par laquelle commencer? Elles se pressaient à l'issue, comme des moutons affolés qui veulent tous franchir en même temps une porte étroite. Si bien que, cette fois encore, je ne dis rien.
J'achevais mon déjeuner en regardant les meubles, les murs, la cheminée, les objets témoins de mon existence et complices de maintes pensées secrètes: les lapins de biscuit, sur le buffet, la pendule qui porte une figurine de bronze et qui sait sur moi des histoires qu'elle fera bien de garder pour elle. Je regardais le paysage tyrolien, dans son cadre, ce paysage de montagnes où les meilleurs rêves de mon enfance se sont consumés, taris.
ucun de ces bibelots, aucun des meubles ne voulait faire cause commune avec moi.
Tous me dévisageaient de façon insolente. Je sentais qu'au premier mot de la querelle ils seraient tous du côté de ma mère, tous contre moi.
Comme nous achevions le repas, j'aperçus, sur le coin de la machine à coudre, la lettre que m'avait remise notre concierge.
Le regard de ma mère devait accompagner le mien, car elle murmura presque aussitôt:
--C'est