Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy


Скачать книгу
ce matin à Joséphine que, s'il ne rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner, dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.—Pourquoi donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?—Mais, Sire, ai-je répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je retourne cultiver mes champs!

      Coblentz, le 10 septembre.

      Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe, qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa Majesté sujette à quelque infirmité humaine[37].

      Coblentz, le 11 septembre.

      Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt. «Nous ne l'envions pas, ont dit ces messieurs; nous ne voudrions pas l'avoir achetée au même prix.» Ce sentiment, sans doute, est commun à beaucoup de gens; mais, dans la position de ces messieurs, j'ai trouvé qu'il y avait quelque mérite à l'énoncer si franchement[38].

      Coblentz, le 12 septembre 1804.

      Le prince de Nassau-Weilbourg est venu ici faire sa cour. Il a proposé à Joséphine de lui envoyer deux yachts pour remonter le Rhin jusqu'à Mayence; ce qu'elle a accepté. Nous partons demain, et l'empereur suivra la nouvelle route qu'on a fait pratiquer aux bords du Rhin.

      Bingen, le 13 septembre.

      Notre voyage a été très-agréable toute la journée, et, pour qu'il n'y manque rien, nous pouvons même y joindre la description d'une tempête qui a manqué nous être funeste, et qui a retardé notre arrivée ici jusqu'à minuit. Les bords du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sont très-pittoresques; dans la plus grande partie, ils sont hérissés de rochers, de montagnes très-élevées, sur lesquelles on voit une grande quantité de ruines d'anciens châteaux. On est étonné que des lieux qui paraissent si sauvages aient pu être habités par des créatures humaines. On nous a fait remarquer une tour qui s'élève au milieu du Rhin. Les princesses palatines étaient obligées autrefois de venir habiter cette tour pour donner le jour à leurs enfans. Je ne sais ce qui motivait cet usage, car la tour paraît inhabitable. Elle s'appelle le château de la Souris, et en effet je pense qu'il ne peut convenir qu'à cette espèce d'animaux d'y faire leur demeure. En passant devant Rhinsels et Bacareuch, quelques habitans sont venus dans des bateaux, accompagnés de musique, nous offrir des fruits. En arrivant à Bingen, le Rhin se trouve très-resserré entre des montagnes, et roule ses flots avec une rapidité effrayante, qui n'est pas toujours sans danger (m'a-t-on dit). Le ciel, qui avait été très-pur, très-serein toute la journée, s'est couvert ce soir de nuages, et nous avons été surprises par un orage, épouvantable (ont dit les uns), très-beau, suivant les autres; car, dans ce monde, presque chaque chose prend une dénomination relative à l'impression qu'éprouve celui qui en parle. Je dirai donc qu'un très-bel orage est venu éclairer notre navigation. Joséphine, et plusieurs dames, un peu effrayées, se sont enfermées dans une petite chambre du yacht; j'ai voulu jouir d'un coup-d'œil nouveau pour moi. Les éclairs qui se succédaient rapidement laissaient voir, en arrière de notre yacht, celui qui portait les femmes et la suite de l'impératrice. Ses grandes voiles blanches, agitées par un vent violent, se détachaient sur les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel. Le bruit des vagues et du tonnerre, qui se faisait entendre doublement dans les hautes montagnes entre lesquelles le Rhin est resserré dans cet endroit, ajoutait quelque chose de solennel à ce tableau. Peu à peu, cet orage s'est calmé, et nous sommes arrivées à Bingen, à minuit.

      Mayence, le 14 septembre.

      Les bords du Rhin, de Bingen à Mayence, sont beaucoup moins pittoresques que ceux que nous avons vus hier. Le pays est plus ouvert. Nous sommes arrivées à trois heures. Nous étions attendues à onze; mais Joséphine, fatiguée, la veille, par l'orage qui avait retardé son arrivée à Bingen, ayant été malade, n'a pu partir aussitôt qu'on le croyait. D'ailleurs, les relais de chevaux qu'on avait placés sur les bords du Rhin pour remonter les yachts, ayant été mal servis, on n'a pas pu arriver plus tôt. Cette circonstance, qui paraît bien indifférente, ne l'a pas été pour Bonaparte. Le hasard a voulu que le courrier qui l'annonçait soit arrivé précisément dans l'instant où l'on commençait à apercevoir les deux yachts de l'impératrice. Toute la population de Mayence était sur le port, depuis onze heures. Des jeunes filles habillées de blanc, portant des corbeilles de fleurs, étaient placées des deux côtés d'un petit pont qu'on avait préparé pour le débarquement. Le général Lorges, commandant la division, le maire, le préfet, étaient là pour recevoir Joséphine, lorsque le courrier qui précédait l'empereur a annoncé son arrivée. Le général Lorges, suivi seulement d'un aide-de-camp, est monté à cheval pour aller le recevoir. Napoléon, en entrant à Mayence, a été surpris désagréablement, en voyant toutes les maisons fermées, pas une seule personne sur son passage, pas un seul cri de Vive l'empereur! Il a cru entrer dans un tombeau. Il était assez simple que tout le peuple qui s'était porté sur le port, depuis onze heures, n'ait pas quitté à l'instant où l'on apercevait les yachts. L'arrivée de l'impératrice, qui devait s'arrêter pour être haranguée, présentait un coup-d'œil plus agréable que la voiture dans laquelle Napoléon était enfermé. Il n'est donc pas étonnant que l'on soit resté sur le bord du Rhin. Il paraît que cette préférence a blessé vivement l'empereur. Les voitures de Joséphine arrivaient dans la cour du palais en même temps que la sienne. Napoléon, en passant devant nous, a fait un petit salut de la tête avec un air d'humeur; mais, comme cela lui arrive souvent, nous l'avons peu remarqué, et nous sommes allées, chacune dans les appartemens qui nous étaient destinés. Ce soir, l'empereur et l'impératrice ayant dîné seuls, nous attendions chez madame de La Rochefoucault l'avertissement qu'on nous donne assez ordinairement à sept heures, pour descendre dans le salon; mais sept, huit, neuf heures ont sonné, et l'on ne venait pas nous chercher. Nous plaisantions sur le long tête-à-tête de Leurs Majestés, lorsqu'on est venu nous avertir. En entrant dans le salon, nous avons été surprises de n'y trouver personne. Peu de temps après, Bonaparte est sorti de la chambre de Joséphine; il a traversé le salon en nous faisant encore son petit salut d'humeur, et il s'est retiré dans son appartement, d'où il n'est pas sorti de la soirée.

      L'impératrice ne quittant pas sa chambre, madame de La Rochefoucault y est entrée; elle l'a trouvée pleurant amèrement. Napoléon lui avait fait une scène affreuse qui s'était prolongée jusqu'à ce moment. C'était sa faute si les chevaux


Скачать книгу