La main froide. Fortuné du Boisgobey

La main froide - Fortuné du Boisgobey


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vous prenais pour un ancien militaire à cause de ce bout de ruban.

      Je m'aperçois que j'ai affaire à un bourgeois, décoré par l'intermédiaire de l'agence Limouzin. Puisque vous ne vous battez pas, je n'ai plus rien à vous dire. Gardez bien madame votre épouse et au plaisir de ne jamais vous revoir.

      Après avoir lâché cette dernière impertinence, Mirande pirouetta sur ses talons avec la désinvolture d'un marquis d'autrefois et s'en alla rejoindre Paul Cormier.

      Il était resté à distance, cet excellent Paul, et assez embarrassé de sa situation.

      De la place où il semblait avoir pris racine au milieu de la terrasse, il n'entendait pas les paroles agressives que lançait Jean, mais il suivait de l'œil ses mouvements. Il comprenait très bien que son incorrigible ami cherchait querelle au défenseur de la dame blonde, et il ne fut pas peu surpris de le voir battre en retraite.

      —Eh bien! lui demanda-t-il, sans pouvoir s'empêcher de sourire, as-tu réussi?

      —Mon cher, répliqua sèchement Mirande, je sais tombé sur une rouée qui me l'a faite à la pose. Pour lui montrer que je n'étais pas sa dupe, j'ai proposé la botte à cet escogriffe qui lui sert de garde du corps. Il a cané.

      —Il a cependant l'air d'un ancien officier.

      —Lui! jamais de la vie!… Le ruban qu'il porte doit être celui d'un ordre des îles Mariannes. J'aurais dû le gifler… Il est encore temps et je vais…

      —Tiens-toi en repos, je te prie. Tu te ferais mettre au poste. Pense à ces demoiselles que tu as invitées à dîner chez Foyot. La douce Véra te jetterait du vitriol à la figure, si tu la plantais là.

      —Il faut que je corrige ce drôle… la blonde verra que je ne me laisse pas berner.

      —Cette blonde ne s'occupe plus de toi. Elle a repris sa lecture; elle y est plongée. Quant au chevalier noir, le voilà qui s'en va se mêler aux badauds occupés à regarder jouer au ballon. Cet homme n'est qu'un domestique. Un mari ou un amant se serait campé sur la chaise.

      —Tu as raison, au fait… on ne se bat pas avec un valet. Allons-nous en pour que je ne voie plus sa vilaine tête. Si je me trouvais encore bec à bec avec lui, l'envie me prendrait de lui tomber dessus et je n'y résisterais pas.

      Paul s'empressa d'entraîner son rancuneux camarade et Jean se laissa faire, mais avant d'arriver au bout de la terrasse, ils donnèrent en plein dans une chaîne de femmes qui leur barrèrent le passage.

      Elles étaient quatre qui se tenaient par le bras, comme des escholiers du moyen âge, et qui scandalisaient par leurs airs évaporés et leurs toilettes bizarres les familles bourgeoises rangées en espalier des deux côtés de la terrasse.

      Il y avait Maria, l'élève sage-femme, coiffée d'un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Il y avait Véra, l'externe nihiliste, coiffée d'un béret rouge, et deux échappées des petits théâtres de la rive droite; plus élégamment habillées, celles-là, mais pas moins tapageuses.

      Toutes les quatre fumaient des cigarettes turques, offertes par l'étudiante russe.

      Les gardiens du jardin les regardaient de travers, mais au Luxembourg on n'est pas si collet-monté qu'aux Tuileries et les habitués y ont leurs coudées franches.

      Ce fut une fête en plein air que cette rencontre entre ces émancipées et les deux étudiants les plus chic du pays Latin. Il y eut des cris de joie et des accolades à grands bras. Maria proposa de se prendre tous par la main et de danser en chantant la ronde du pont d'Avignon.

      Peut s'en fallut qu'on ne s'y mît. Mais Paul Cormier modéra ces ardeurs, en disant gaiement:

      —Veuillez remarquer, Mesdames, que je suis aujourd'hui en tenue d'homme sérieux. Respectez ma redingote noire et mon chapeau haut de forme.

      —T'as raison, mon p'tit, s'écria mademoiselle Zoé, figurante au théâtre Beaumarchais, si tu gigottais ici devant les femmes comme il faut du quartier, ça te ferait du tort pour te marier. Pas de bêtises, Po-Paul!… épouse la fille d'un épicier cossu et quand tu auras le sac, n'oublie pas tes petites camarades.

      Paul ne songeait guère à se marier, mais la dame au livre n'était pas loin. En se retournant, il s'était aperçu qu'elle le regardait et il ne se souciait pas de danser une farandole, sous les yeux de cette blonde qu'il persistait à trouver charmante et distinguée, on dépit des sarcasmes du beau Mirande, vexé d'avoir été éconduit.

      —Ils sont trop verts! pensait Paul Cormier. Si elle avait daigné lui répondre quand il l'a abordée, il déclarerait qu'elle est adorable. Et il ne m'est pas démontré qu'elle recevrait aussi dédaigneusement un hommage plus discret.

      Le refus de Paul fut appuyé par mademoiselle Véra. Cette jeune personne qui portait les cheveux courts comme un garçon, et une mante de serge blanche taillée comme les touloupes des paysans Russes, n'était pas précisément jolie avec son teint chlorotique et son nez à la Roxelane, mais elle avait des yeux verts d'un éclat singulier et d'une mobilité troublante.

      Elle déclara que, libre-penseuse et citoyenne de la future République universelle, elle rougirait de se donner en spectacle aux vils bourgeois qui attristaient de leur présence le jardin du Luxembourg.

      —Tu aimerais mieux pétroler le Palais… moi aussi, dit le seigneur de

       Mirande.

      Heureusement, son oncle n'était pas là pour l'entendre.

      —Eh bien! reprit-il gaiement, chère Véra, qui vivra verra.

      —Oh! un calembour! ricana une des cabotines; voilà Mirande qui joue les

       Christian, à la ville.

      —Mes enfants, il ne s'agit pas de tout ça, dit Maria. On s'embête ici, au milieu de tous ces types.

      Tu paies à dîner, pas vrai, mon vieux Jean?

      —À dîner, à souper… tout ce que vous voudrez, mes petites reines.

      —Alors, il est temps d'aller prendre l'absinthe au Boul'Mich.

      —Allons-y! conclut Mirande. En es-tu, Paul?

      —Non. Je dîne chez ma mère, je te l'ai déjà dit.

      —Tiens, s'écria Zoé, j'ai vu jouer une pièce qui s'appelle comme ça.

      —En route! reprit Maria, en s'emparant du bras de Jean.

      Ses aimables compagnes entourèrent le couple et le groupe tumultueux roula comme une avalanche vers la grand escalier de la terrasse.

      Trop heureux d'être délivré de leur bruyante société, Paul Cormier les laissa partir sans regret.

      Ils l'avaient entraîné assez loin de la dame blonde. Il lui tardait de la revoir et d'essayer d'attirer son attention, car il ne désespérait pas de lui plaire, en s'y prenant autrement que ne l'avait fait Mirande.

      Il tenait d'autant plus à tenter l'aventure que pareille occasion ne s'offrirait peut-être plus jamais de réaliser le rêve de toute sa vie.

      Ce rêve ambitieux, c'était de se faire aimer d'une femme du vrai monde et celle-là en était certainement, quoi qu'en pût dire ce Jean qui ne croyait à rien.

      Il s'agissait maintenant de manœuvrer adroitement et Paul avait à choisir entre deux partis: ou aborder à son tour la liseuse, sous prétexte de lui présenter les excuses de son ami, en lui disant que cet ami était gris; ou bien se contenter de la saluer respectueusement, afin de marquer par cette politesse discrète que, lui, Paul Cormier, désapprouvait la conduite de son camarade au chapeau pointu et se tenait prêt à réparer les torts de ce garçon mal élevé, pour peu qu'elle voulût l'y encourager d'un coup d'œil.

      Paul penchait pour cette dernière façon de procéder qui convenait mieux à son tempérament et il en était déjà à se composer une attitude pour ne pas manquer


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