Poignet-d'acier, Ou, Les Chippiouais. H. Emile Chevalier

Poignet-d'acier, Ou, Les Chippiouais - H. Emile Chevalier


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      —Je voudrais bien être à votre place, dit Alfred d'un air rêveur.

      —Et moi à la vôtre!

      James laissa tomber ces paroles sans y penser, en manière de réplique; mais, à peine les eût-il prononcées qu'il en comprit toute la signification: ses prunelles s'allumèrent d'un feu sombre qui embrasa aussi ses joues tannées, et un tremblement nerveux parcourut ses membres.

      Absorbé par ses réflexions, Alfred n'avait pas plus entendu la réponse qu'il ne soupçonna l'agitation de son ami.

      Dans sa préoccupation, il oubliait même de payer le prix du passage sur le pont Dorchester, mais la voix du collecteur [1] le rappela à la réalité.

      [Note 1: Par ce titre, on désigne, au Canada, tous les percepteurs de fonds publics.]

      Car le dialogue précédent avait eu lieu entre Alfred Robin, jeune homme d'une trentaine d'années, et James Mac Carthy, un peu moins âgé que lui, dans la voiture du premier, qui, après avoir franchi les murs de Québec, capitale du Bas-Canada, se dirigeait vers Lorette [2], petit village où il résidait, à trois lieues environ de la métropole.

      [Note 2: Voir la Huronne, dont tout ce récit est l'épilogue.]

      Alfred Robin emmenait James Mac Carthy dîner chez lui.

      C'était par une de ces splendides journées du commencement d'octobre, qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste et froid linceul de l'hiver.

      Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation.

      —Vous pensez partir bientôt? demanda-t-il. James tressaillit.

      —Partir! partir! dit-il.

      —Mais si votre père…

      —Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois, moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie d'Hudson.

      —Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres.

      —Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses subsides, répliqua James avec suffisance.

      —Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la population française ici. Égarés par un système d'éducation cléricale vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients, médecins sans malades, prêtres sans vocation!

      —Et artistes? fit James avec un éclat de rire.

      —Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent sans talent.

      —Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque peu ironique.

      —Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion?

      —Sur quoi?

      —Sur votre conduite.

      —Allez!

      —Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre père.

      —Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit distraitement James.

      —Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis votre ami, votre aîné, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil.

      —Comme il vous plaira, dit James en étouffant un bâillement.

      —Retournez à la factorerie.

      Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique.

      —Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent. Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille…

      —Peuh! interrompit James d'un ton incrédule.

      —C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus enviable du monde.

      —Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis!

      —Ah! si c'était possible!

      Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps en temps sur lui.

      Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement par quelques propos sans importance.

      A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa, élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte.

      Un domestique indien reçut de son maître les rênes du cheval, et les deux amis s'avancèrent vers la maison.

      En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait.

      C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac.

      Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en route aussitôt la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers, l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés, et épousée à New-York [3].

      [Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la Huronne.]

      De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils habitaient depuis six ans.

      Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient actuellement.

      Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple de vertus conjugales qu'ils offraient à tous.

      On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet honneur.

      Dès qu'elle aperçut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se précipita dans ses bras.

      James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses traits.

      —Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant tendrement au bras d'Alfred.

      —Mais il est à peine midi!

      —Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! câlina-t-elle.

      —Il en était bien cinq, chère!

      —Pour mon coeur il est toujours trop tôt quand tu t'éloignes de moi.

      Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine.

      Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie.

      —Mais tu ne dis rien à notre ami James, qui a bien voulu venir partager notre dîner? fit Alfred en se retournant.

      Le front de la jeune femme se couvrit d'un nuage.

      —Monsieur


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