Le pilote du Danube. Jules Verne

Le pilote du Danube - Jules Verne


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      Les deux interlocuteurs se mirent à rire de bon coeur.

      —Pas d'autres formalités? demanda M. Jaeger.

      —Pas d'autres.

      —Pas de pièces d'identité à fournir?

      —Voyons, monsieur Jaeger, objecta M. Miclesco, pour pêcher à la ligne!...

      —C'est juste, reconnut M. Jaeger. D'ailleurs, cela n'a guère d'importance. Tout le monde doit se connaître à la Ligue Danubienne.

      —C'est exactement le contraire, rectifia M. Miclesco. Songez donc! certains de nos camarades habitent ici, à Sigmaringen, et d'autres sur le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon voisinage.

      —En effet!

      —Ainsi, par exemple, notre étonnant lauréat du dernier concours...

      —Ilia Brusch?

      —Lui-même. Eh bien! personne ne le connaît.

      —Pas possible!

      —C'est ainsi, affirma M. Miclesco. Il n'y a pas plus de quinze jours, il est vrai, qu'il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia Brusch a été une surprise, que dis-je! une véritable révélation.

      —Ce qu'on appelle un outsider, en style de course.

      —Précisément.

      —De quel pays est-il, cet outsider?

      —C'est un Hongrois.

      —Comme vous alors. Car vous êtes Hongrois, je crois, monsieur le Président?

      —Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest.

      —Tandis qu'Ilia Brusch?

      —Est de Szalka.

      —Où prenez-vous Szalka?

      —C'est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive droite de l'Ipoly, rivière qui se jette dans le Danube à quelques lieues au-dessus de Budapest.

      —Avec celui-là, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par conséquent voisiner, fit observer M. Jaeger en riant.

      —Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, répondit sur le même ton le Président de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son voyage...

      —A moins qu'il ne le fasse pas! insinua le Serbe facétieux, en se mêlant sans façon à la conversation.

      D'autres pêcheurs se rapprochèrent. M. Jaeger et M. Miclesco devinrent le centre d'un petit groupe.

      —Qu'entendez-vous par là? interrogea M. Miclesco. Vous avez une brillante imagination, Michael Michaelovitch.

      —Simple plaisanterie, mon cher Président, répondit l'interrupteur. Cependant, si Ilia Brusch ne peut être, selon vous, ni un policier ni un malfaiteur, pourquoi n'aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre tête, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur?

      M. Miclesco prit la chose sur le mode grave.

      —Votre esprit est malveillant, Michael Michaelovitch, répliqua-t-il. Cela vous jouera un mauvais tour un jour ou l'autre. Ilia Brusch m'a fait l'effet d'un brave homme et d'un homme sérieux. D'ailleurs, il est membre de la Ligue Danubienne. C'est tout dire.

      —Bravo! cria-t-on de tous côtés.

      Michael Michaelovitch, sans paraître autrement confus de la leçon, saisit avec une admirable présence d'esprit cette nouvelle occasion de porter un toast.

      —Dans ce cas, dit-il, en saisissant son moss, à la santé d'Ilia Brusch!

      —A la santé d'Ilia Brusch!» répondit en choeur l'assistance, sans excepter M. Jæger, qui vida consciencieusement son verre Jusqu'à la dernière goutte.

      Cette boutade de Michael Michaelovitch n'était cependant pas aussi dénuée de bon sens que les précédentes. Après avoir annoncé son projet à grand fracas, Ilia Brusch n'avait plus reparu. Nul n'en avait plus entendu parler. N'était-il pas singulier qu'il se fût ainsi tenu à l'écart, et ne pouvait-on légitimement supposer qu'il avait voulu en faire accroire à ses trop crédules collègues? Pour que l'on fût fixé à cet égard, l'attente, en tous cas, ne serait plus de longue durée. Dans trente-six heures, on saurait à quoi s'en tenir.

      Ceux qui s'intéressaient à ce projet n'avaient qu'à se transporter à quelques lieues en amont de Sigmaringen. Ils y rencontreraient assurément Ilia Brusch, si celui-ci était un homme aussi sérieux que le Président Miclesco l'affirmait de confiance.

      Toutefois, une difficulté pouvait se présenter. La situation de la source du grand fleuve était-elle déterminée avec précision? Les cartes l'indiquaient-elles avec exactitude? N'existait-il pas quelque incertitude sur ce point, et, quand on essaierait de rejoindre Ilia Brusch à tel endroit, ne serait-il pas à tel autre?

      Certes, il n'est pas douteux que le Danube, l'Ister des Anciens, prenne naissance dans le grand-duché de Bade. Les géographes affirment même que c'est par six degrés dix minutes de longitude orientale et quarante-sept degrés quarante-huit minutes de latitude septentrionale. Mais enfin cette détermination, en admettant qu'elle soit juste, n'est poussée que jusqu'à la minute d'arc et non jusqu'à la seconde, ce qui peut donner lieu à une variation d'une certaine importance. Or, il s'agissait de jeter la ligne à l'endroit même où la première goutte d'eau danubienne commence à dévaler vers la mer Noire.

      D'après une légende qui eut longtemps la valeur d'une donnée géographique, le Danube naîtrait au milieu d'un jardin, celui des princes de Furstenberg. Il aurait pour berceau un bassin en marbre, dans lequel nombre de touristes viennent remplir leur gobelet. Serait-ce donc au bord de cette vasque intarissable qu'il conviendrait d'attendre Ilia Brusch le matin du 10 août?

      Non, là n'est point la véritable, l'authentique source du grand fleuve. On sait maintenant qu'il est formé par la réunion de deux ruisseaux, la Breg et la Brigach, lesquels se déversent d'une altitude de huit cent soixante-quinze mètres, à travers la forêt du Schwarzwald. Leurs eaux se mélangent à Donaueschingen, quelques lieues en amont de Sigmaringen, et se confondent alors sous l'appellation unique de Donau, d'où les Français ont fait Danube.

      Si l'un de ces ruisseaux méritait plus que l'autre d'être considéré comme le fleuve lui-même, ce serait la Breg, dont la longueur l'emporte de trente-sept kilomètres, et qui naît dans le Brisgau.

      Mais, sans doute, les curieux plus avisés s'étaient dit que le point de départ d'Ilia Brusch—s'il partait toutefois—serait Donaueschingen, car c'est là qu'ils se rendirent, la plupart appartenant à la Ligue Danubienne, en compagnie du Président Miclesco.

      Dès le matin du 10 août, ils se mirent en faction sur la rive de la Breg, au confluent des deux ruisseaux. Mais les heures s'écoulèrent, sans que la présence de l'homme du jour eût été signalée.

      «Il ne viendra pas, disait l'un.

      —Ce n'est qu'un mystificateur, disait l'autre.

      —Et nous ressemblons singulièrement à de bons niais! ajoutait Michael Michaelovitch, qui n'avait pas le triomphe modeste.

      Seul, le Président Miclesco persistait à prendre la défense d'Ilia Brusch.

      —Non, affirmait-il, je n'admettrai jamais qu'un membre de la Ligue Danubienne ait pu avoir la pensée de mystifier ses collègues!... Ilia Brusch aura été retardé. Patientons. Nous allons bientôt le voir arriver.»

      M. Miclesco avait raison de se montrer aussi confiant. Un peu avant neuf heures, un cri s'échappa du groupe qui se tenait au confluent de la Breg et de la Brigach.

      «Le voilà!... le voilà!»

      A deux cents pas, au tournant d'une pointe, apparaissait un canot conduit à la godille, le long de la berge, en dehors


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