Georges. Alexandre Dumas

Georges - Alexandre Dumas


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maladroitement le mouvement ordonné, le bataillon national, commandé par M. de Malmédie, au lieu de tomber sur le flanc gauche et d'opérer une attaque parallèle à celle qu'exécutait la troupe de ligne, fit une fausse manœuvre, et vint heurter les Anglais de front. Dès lors force fut à la batterie de cesser son feu, et, comme c'était ce feu surtout qui intimidait l'ennemi, l'ennemi n'ayant plus affaire qu'à un nombre d'hommes inférieur à lui, reprit courage, et revint sur les nationaux, qui, il faut le dire à leur gloire, soutinrent le choc sans reculer d'un seul pas. Cependant cette résistance ne pouvait durer de la part de ces braves gens, placés entre un ennemi mieux discipliné qu'eux et qui leur était dix fois supérieur en nombre, et la batterie qu'ils forçaient à se taire pour qu'elle ne les écrasât pas eux-mêmes; ils perdaient à chaque instant un si grand nombre d'hommes, qu'ils commençaient à reculer. Bientôt, par une manœuvre habile, la gauche des Anglais déborda la droite du bataillon des nationaux, alors sur le point d'être enveloppés, et qui, trop inexpérimentés pour opposer le carré au nombre, furent regardés comme perdus. En effet, les Anglais continuaient leur mouvement progressif, et, pareils à une marée qui monte, ils allaient envelopper de leurs flots cette île d'hommes, lorsque tout à coup les cris de France! France! retentirent sur les derrières de l'ennemi. Une effroyable fusillade leur succéda, puis un silence plus sombre et plus terrible qu'aucun bruit suivit la fusillade.

      Une étrange ondulation se promena sur les dernières lignes de l'ennemi et se fit sentir jusqu'aux premiers rangs; les habits rouges se courbaient sous une vigoureuse charge à la baïonnette, comme des épis mûrs sous la faucille du moissonneur; c'était à leur tour d'être enveloppés, c'était à leur tour de faire face à la fois à droite, à gauche et en tête. Mais le renfort qui venait d'arriver ne leur donnait pas de relâche, il poussait toujours, de sorte qu'au bout de dix minutes, il s'était, à travers une sanglante trouée, fait jour jusqu'au malencontreux bataillon et l'avait dégagé; alors, et voyant le but qu'ils s'étaient proposé rempli, les nouveaux arrivants s'étaient repliés sur eux-mêmes, avaient pivoté sur la gauche en décrivant un cercle, et étaient retombés au pas de charge sur le flanc de l'ennemi. De son côté, M. de Malmédie, calquant instinctivement la même manœuvre, avait donné une impulsion pareille à son bataillon, si bien que la batterie, se voyant démasquée, ne perdit pas de temps, et, s'enflammant de nouveau vint seconder les efforts de cette triple attaque, eu vomissant sur l'ennemi des flots de mitraille. De ce moment la victoire fut décidée en faveur des Français.

      Alors M. de Malmédie, se sentant hors de danger, jeta un coup d'œil sur ses libérateurs, qu'il avait déjà entrevus, mais qu'il avait hésité à reconnaître, tant il lui en coûtait de devoir son salut à de tels hommes. C'était, en effet, ce corps de noirs tant méprisé par lui qui l'avait suivi dans sa marche, et qui l'avait rejoint si à temps au combat, et, à la tête de ce corps, c'était Pierre Munier; Pierre Munier, qui, voyant que les Anglais, en enveloppant M. de Malmédie, lui présentaient le dos, était venu avec ses trois cents hommes les prendre en queue et les culbuter; c'était Pierre Munier qui après avoir combiné cette manœuvre avec le génie d'un général, l'avait exécutée avec le courage d'un soldat, et qui, à cette heure, se retrouvant sur un terrain où il n'avait plus que la mort à craindre, se battait en avant de tous, redressant sa grande taille, l'œil allumé, les narines ouvertes, le front découvert, les cheveux au vent, enthousiaste, téméraire, sublime! C'était Pierre Munier, enfin, dont la voix s'élevait de temps en temps au milieu de la mêlée, dominant toute cette grande rumeur pour pousser le cri:

      —En avant!

      Puis, comme, en effet, en le suivant, on avançait toujours, comme le désordre se mettait de plus en plus dans les rangs anglais, en entendit le cri:

      —Au drapeau! au drapeau, camarades!

      On le vit s'élancer au milieu d'un groupe d'Anglais, tomber, se relever, s'enfoncer dans les rangs, puis, au bout d'un instant, reparaître, les habits déchirés, le front sanglant, mais le drapeau à la main.

      En ce moment, le général, craignant que les vainqueurs, en s'engageant trop avant à la poursuite des Anglais, ne tombassent dans quelque piège, donna l'ordre de la retraite. La ligne obéit la première, emmenant ses prisonniers, la garde nationale emportant ses morts; enfin les noirs volontaires fermèrent la marche, environnant leur drapeau.

      La ville tout entière était accourue sur le port, on se foulait, on se pressait pour voir les vainqueurs, car, dans leur ignorance, les habitants de Port-Louis croyaient que l'on avait eu affaire à l'armée ennemie tout entière, et espéraient que les Anglais, si vigoureusement repoussés, ne viendraient plus à la charge; aussi, à chaque corps qui passait, on jetait de nouveaux vivats, tout le monde était fier, tout le monde était vainqueur, on ne se possédait plus. Un bonheur inattendu remplit le cœur, un avantage inespéré tourne la tête; or, les habitants s'attendaient bien à la résistance, mais non au succès; aussi, lorsqu'on vit la victoire déclarée aussi complètement, hommes, femmes, vieillards, enfants, jurèrent, d'une seule voix et d'un seul cri, de travailler aux retranchements, et de mourir, s'il le fallait, pour leur défense. Excellentes promesses, sans doute, et que chacun faisait avec l'intention de les tenir, mais qui ne valaient pas, à beaucoup près, l'arrivée d'un autre régiment si un autre régiment eût pu arriver!

      Mais, au milieu de cette ovation générale, nul objet n'attirait tant les regards que le drapeau anglais et celui qui l'avait pris; c'étaient, autour de Pierre Munier et de son trophée, des exclamations et des étonnements sans fin, auxquels les nègres répondaient par des rodomontades, tandis que leur chef, redevenu l'humble mulâtre que nous connaissons, satisfaisait, avec une politesse craintive, aux questions adressées par chacun. Debout près du vainqueur et appuyé sur son fusil à deux coups, qui n'était pas resté muet dans l'action et dont la baïonnette était teinte de sang, Jacques redressait fièrement sa tête épanouie, tandis que Georges, qui s'était échappé des mains de Télémaque, et qui avait rejoint son père sur le port, serrait convulsivement sa main puissante, et essayait inutilement de retenir dans ses yeux les larmes de joie qui en tombaient malgré lui.

      À quelques pas de Pierre Munier était, de son côté, M. de Malmédie, non plus frisé et épinglé comme il l'était au moment du départ, mais la cravate déchirée, le jabot en pièces et couvert de sueur et de poussière: lui aussi était entouré et félicité par sa famille; mais les félicitations qu'il recevait étaient celles qu'on adresse à l'homme qui vient d'échapper à un danger, et non pas ces louanges qu'on prodigue à un vainqueur. Aussi, au milieu de ce concert d'attendrissantes inquiétudes, paraissait-il assez embarrassé, et, pour garder bonne contenance, demandait-il à grands cris ce qu'était devenu son fils Henri et son nègre Bijou, lorsqu'on les vit paraître tous les deux fendant la foule, Henri pour se jeter dans les bras de son père, et Bijou pour féliciter son maître.

      En ce moment, on vint dire à Pierre Munier qu'un nègre qui avait combattu sous lui et qui avait reçu une blessure mortelle, ayant été transporté dans une maison du port, et se sentant sur le point d'expirer, demandait à le voir. Pierre Munier regarda autour de lui, cherchant Jacques, afin de lui confier son drapeau; mais Jacques avait retrouvé son ami le chien malgache, qui, à son tour, était venu lui faire ses compliments comme les autres; il avait posé son fusil à terre, et l'enfant, reprenant le dessus sur le jeune homme, il se roulait à cinquante pas de là avec lui. Georges vit l'embarras de son père, et, tendant la main:

      —Donnez-le-moi, mon père, dit-il; moi, je vous le garderai.

      Pierre Munier sourit, et, comme il ne croyait pas que personne osât toucher au glorieux trophée sur lequel lui seul avait des droits, il embrassa Georges au front, lui remit le drapeau, que l'enfant maintint debout à grand-peine, en le fixant de ses deux mains sur sa poitrine, et s'élança vers la maison, où l'agonie d'un de ses braves volontaires réclamait sa présence.

      Georges demeura seul; mais l'enfant sentait instinctivement que, pour être seul, il n'était point isolé: la gloire paternelle veillait sur lui, et, l'œil rayonnant d'orgueil, il promena son regard sur la foule qui l'entourait; ce regard heureux et brillant rencontra alors celui de l'enfant au col brodé, et devint dédaigneux. Celui-ci, de son côté, contemplait envieusement Georges,


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