L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra

L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra


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commencèrent à reconnaître d'où venaient ces coups qui ne discontinuaient point. Tant de bruit, et si proche, parut troubler Rossinante; mais notre chevalier, le flattant de la main et de la voix, s'approcha peu à peu des masures, se recommandant de toute son âme à sa dame Dulcinée, la suppliant de lui être en aide et priant Dieu de ne point l'oublier. Quant à Sancho, il n'avait garde de s'éloigner de son maître, et, le cou tendu, il regardait entre les jambes de Rossinante, s'efforçant de découvrir ce qui lui causait tant de peur. A peine eurent-ils fait encore cent pas, qu'ayant dépassé une pointe de rocher, ils virent enfin d'où venait tout ce tintamarre qui les tenait dans de si étranges alarmes. Que cette découverte, lecteur, ne te cause ni regret ni dépit: c'était tout simplement six marteaux à foulon, qui n'avaient pas cessé de battre depuis la veille.

      A cette vue, don Quichotte resta muet. Sancho le regarda, et le vit la tête baissée sur la poitrine comme un homme confus et consterné. Don Quichotte à son tour regarda Sancho, et, lui voyant les deux joues enflées comme un homme qui crève d'envie de rire, il ne put, malgré son désappointement, s'empêcher de commencer lui-même: de sorte que l'écuyer, ravi que son maître eût donné le signal, laissa partir sa gaieté, et cela d'une façon si démesurée, qu'il fut obligé de se serrer les côtes avec les poings pour n'en pas suffoquer. Quatre fois il s'arrêta, et quatre fois il recommença avec la même force; mais, ce qui acheva de faire perdre patience à don Quichotte, ce fut lorsque Sancho alla se planter devant lui, et en le contrefaisant d'un air goguenard, lui dit: «Apprends, ami Sancho, que le ciel m'a fait naître pour ramener l'âge d'or dans ce maudit siècle de fer: à moi sont réservées les grandes actions et les périlleuses aventures.....» et il allait continuer de plus belle, quand notre chevalier, trop en colère pour souffrir que son écuyer plaisantât si librement, lève sa lance, et lui en applique sur les épaules deux coups tels que s'ils lui fussent aussi bien tombés sur la tête, il se trouvait dispensé de payer ses gages, si ce n'est à ses héritiers.

      Sancho, voyant le mauvais succès de ses plaisanteries et craignant que son maître ne recommençât, lui dit avec une contenance humble et d'un ton tout contrit: Votre Grâce veut-elle donc me tuer? ne voit-elle pas que je plaisante?

      C'est parce que vous raillez que je ne raille pas, moi, reprit don Quichotte. Répondez, mauvais plaisant; si cette aventure avait été véritable aussi bien qu'elle ne l'était pas, n'ai-je pas montré tout le courage nécessaire pour l'entreprendre et la mener à fin? Suis-je obligé, moi qui suis chevalier, de connaître tous les sons que j'entends, et de distinguer s'ils viennent ou non de marteaux à foulon, surtout si je n'ai jamais vu de ces marteaux? c'est votre affaire à vous, misérable vilain qui êtes né au milieu de ces sortes de choses: Supposons un seul instant que ces six marteaux soient autant de géants, donnez-les-moi à combattre l'un après l'autre, ou tous ensemble, peu m'importe; oh! alors, si je ne vous les livre pieds et poings liés, raillez tant qu'il vous plaira.

      Seigneur, répondit Sancho, je confesse que j'ai eu tort, je le sens bien; mais, dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est faite entre nous (Dieu puisse vous tirer sain et sauf de toutes les aventures comme il vous a tiré de celle-ci!), n'y a-t-il pas de quoi faire un bon conte de la frayeur que nous avons eue? moi, du moins; car, je le sais, la peur n'est pas de votre connaissance.

      Je conviens, dit don Quichotte, que dans ce qui vient de nous arriver il y a quelque chose de plaisant, et qui prête à rire; cependant il me semble peu sage d'en parler, tout le monde ne sachant pas prendre les choses comme il faut, ni en faire bon usage.

      Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, on ne dira pas cela de Votre Grâce. Peste! Vous savez joliment prendre la lance et vous en servir comme il faut excepté pourtant lorsque, visant à la tête, vous donnez sur les épaules; car si je n'eusse fait un mouvement de côté, j'en tenais de la bonne façon. Au reste, n'en parlons plus: tout s'en ira à la première lessive; d'ailleurs, qui aime bien châtie bien, sans compter qu'un bon maître, quand il a dit une injure à son valet, ne manque jamais de lui donner des chausses. J'ignore ce qu'il donne après des coups de gaule; mais je pense que les chevaliers errants donnent au moins à leurs écuyers des îles ou quelques royaumes en terre ferme.

      La chance pourrait finir par si bien tourner, reprit don Quichotte, que ce que tu viens de dire ne tardât pas à se réaliser. En attendant, pardonne-moi le passé: tu sais que l'homme n'est pas maître de son premier mouvement. Cependant, afin que tu ne t'émancipes plus à l'avenir, je dois t'apprendre une chose; c'est que, dans tous les livres de chevalerie que j'ai lus, et certes ils sont en assez bon nombre, je n'ai jamais trouvé d'écuyer qui osât parler devant son maître aussi librement que tu le fais; et, en cela, nous avons tort tous deux, toi, de n'avoir pas assez de respect pour moi, et moi, de ne pas me faire assez respecter. L'écuyer d'Amadis, Gandalin, qui devint comte de l'île Ferme, ne parlait jamais à son seigneur que le bonnet à la main, la tête baissée, et le corps incliné, more turquesco, à la manière des Turcs. Mais que dirons-nous de cet écuyer de don Galaor, Gasabal, lequel fut si discret que, pour instruire la postérité de son merveilleux silence, l'auteur ne le nomme qu'une seule fois dans cette longue et véridique histoire. Ce que je viens de dire, Sancho, c'est afin de te faire sentir la distance qui doit exister entre le maître et le serviteur. Ainsi, vivons désormais dans une plus grande réserve, et sans prendre, comme on dit, trop de corde; car, enfin, de quelque manière que je me fâche, ce sera toujours tant pis pour la cruche. Les récompenses que je t'ai promises arriveront en leur temps; et fallût-il s'en passer, les gages au moins ne manqueront pas.

      Tout ce que vous dites, seigneur, est très-bien dit, répliqua Sancho; mais, si par hasard le temps des récompenses n'arrivait point et qu'on dût s'en tenir aux gages, apprenez-moi, je vous prie, ce que gagnait un écuyer de chevalier errant: faisait-il marché au mois, ou à la journée?

      Jamais on n'a vu ces sortes d'écuyers être à gages, mais à merci, répondit don Quichotte. Si je t'ai assigné des gages dans mon testament, c'est qu'on ne sait pas ce qui peut arriver; et comme dans les temps calamiteux où nous vivons, tu parviendrais peut-être difficilement à prouver ma chevalerie, je n'ai pas voulu que pour si peu de chose mon âme fût en peine dans l'autre monde. Nous avons assez d'autres travaux ici-bas, mon pauvre ami, car tu sauras qu'il n'y a guère de métier plus scabreux que celui de chercheur d'aventures.

      Je le crois, reprit Sancho, puisqu'il a suffi du bruit de quelques marteaux à foulon pour troubler l'âme d'un errant aussi valeureux que l'est Votre Grâce; aussi soyez bien certain qu'à l'avenir je ne rirai plus quand il s'agira de vos affaires, et que maintenant je n'ouvrirai la bouche que pour vous honorer comme mon maître et mon véritable seigneur.

      C'est le moyen que tu vives longuement sur la terre, dit don Quichotte, car après les pères et les mères, ce qu'on doit respecter le plus ce sont les maîtres, car ils en tiennent lieu.

       QUI TRAITE DE LA CONQUÊTE DE L'ARMET DE MAMBRIN, ET D'AUTRES CHOSES ARRIVÉES A NOTRE INVINCIBLE CHEVALIER

       Table des matières

      En ce moment, il commença à tomber un peu de pluie. Sancho eût bien voulu se mettre à couvert dans les moulins à foulon, mais don Quichotte, depuis le tour qu'ils lui avaient joué, les avait pris en si grande aversion, que jamais il ne voulut consentir à y mettre le pied. Changeant donc de chemin, il en trouva bientôt à droite un semblable à celui qu'ils avaient parcouru le jour précédent.

      Sancho fut obligé de se serrer les côtes avec les deux poings (p. 91).


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