Reborn. Miriam Mastrovito

Reborn - Miriam Mastrovito


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puisse s’être évanoui des souvenirs de ceux qu’il avait aimés pendant sa vie le rendait triste, raison pour laquelle il prenait soin d’eux comme il pouvait. Tour à tour, il nettoyait les tombes, les ornait d’une fleur, contrôlait que les veilleuses étaient toujours allumées. Cette longue file de petits yeux rouges était presque la seule source de lumière disponible dans cette zone souterraine et, en tant que telle, devait être préservée.

      Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis que Iuri avait emménagé à Gioia et, durant cette période, il avait passé plus de temps au cimetière qu’en-dehors mais, paradoxalement, c’était là qu’il avait retrouvé l’envie de vivre. S’étant enfui de chez lui à quinze ans pour des raisons que personne n’aurait pu comprendre, il avait coupé tout lien avec sa famille. Il avait longuement voyagé, se laissant guider par ses rêves et son instinct, s’arrêtant dans des lieux différents juste assez longtemps pour comprendre qu’il devait encore chercher. Où qu’il soit, il avait toujours gagné de quoi vivre en faisant le même métier, celui qu’il n’avait appris de personne et qui était pour lui une vocation. Préparer les défunts pour leur ultime voyage : c’était sa spécialité et, s’agissant d’une occupation peu convoitée, il n’avait jamais eu de mal à trouver du travail. À trente ans passés, il pouvait désormais se targuer d’une vaste expérience dans ce domaine. Monsieur Di Spirito avait immédiatement reconnu son talent le jour où il avait frappé à sa porte dans l’espoir d’être embauché. En bon chef d’entreprise, il ne l’avait pas laissé s’échapper et la satisfaction des clients avait été sa meilleure récompense. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la nouvelle qu’était arrivé en ville un croque-mort jeune et beau, capable de préparer les morts si bien qu’ils semblaient encore vivants soit connue de tous. Bien entendu, depuis qu’il était là, les Pompes Funèbres Di Spirito avaient battu la concurrence. Les autres pouvaient proposer de meilleurs cercueils ou voitures, mais l’amour et le professionnalisme de Iuri pour l’habillage des corps étaient incomparables.

      En dépit de l’estime dont il jouissait dans le cadre professionnel, il était toujours resté en marge de la société. Par-dessus tout, son contact permanent avec les défunts poussait la plupart des gens à garder leurs distances, à le regarder de façon soupçonneuse, jusqu’à faire des gestes de conjuration sur son passage, comme s’il portait malheur. Non que cela le dérange. Au fond, Iuri était un misanthrope et il ne voyait aucun intérêt à socialiser. En fréquentant le cimetière, il s’était lié avec Filippo, le gardien, et le vieux Santino qui était presque chez lui dans ce lieu; deux amis étaient déjà plus qu’il ne pouvait en désirer. Mais ce qui l’avait convaincu de rester était de l’avoir trouvée elle, justement là, dans le cimetière de cette petite ville dont il ignorait l’existence il y a peu encore. C’était pour elle qu’il avait voyagé si longtemps, l’avait cherchée pendant une éternité et quand il l’avait enfin eue face à lui, il avait compris avoir retrouvé sa place dans le monde.

      Son téléphone vibra dans sa poche. Aucun appel, il s’agissait uniquement de l’alarme programmée pour lui rappeler que l’heure d’ouverture au public était proche et que l’enterrement de madame Rosetta aurait lieu dans une heure.

      Il déposa le dernier chrysanthème sur la tombe de Felice Natale, mort à l’âge vénérable de quatre-vingts ans un 15 août, puis tapa du poing sur le caveau situé à côté, le seul fermé par un panneau provisoire en carton sur lequel était écrit : “N’allumez pas de veilleuse, je ne dois pas lire!” Une main desséchée jaillit d’un coin et détacha l’affiche de fortune avec délicatesse, la déposa soigneusement à l’intérieur du compartiment, puis se tendit de nouveau vers l’extérieur.

      «Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.

      Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour qu’il puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci s’étira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.

      «Alors, dis-moi, quelqu’un a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de s’informer, même si la question qu’il avait en tête était tout autre en réalité. Ce qu’il voulait vraiment savoir n’était pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait l’expulsion, raison pour laquelle il priait pour qu’elle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis qu’une méchante maladie l’avait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de l’énergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons d’espérer partir avant qu’elle, ou quelqu’un pour elle, ne vienne réclamer sa place.

      «Cette nuit, il n’y a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur l’avenue qui est mort» le rassura Iuri.

      «Paix à son âme, c’était une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.

      «De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, c’est mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.

      «Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais j’ai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils n’allumèrent la cigarette de l’un et de l’autre qu’une fois à ciel ouvert. C’est alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu n’as pas bonne mine aujourd’hui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»

      «J’ai peu dormi» répondit l’autre en haussant les épaules. En réalité, il était profondément perturbé par sa rencontre nocturne mais il n’était pas prêt à en parler avec quelqu’un.

      Sante comprit et s’en alla pour se rendre à l’inhumation de Rosetta.

      Malgré son âge et les milliers d’épreuves qui avaient jalonné son existence, il était encore en forme et voulait gagner, d’une façon ou l’autre, le plat chaud et l’hospitalité que lui offrait quotidiennement le gardien. Même si la loi n’autorisait pas un sans-abri à loger dans le cimetière, Filippo avait toujours fermé l’œil, voire même les deux à l’occasion. La présence du clochard, pour sûr, ne pouvait pas déranger les défunts et avoir un peu de compagnie ne lui déplaisait pas. Il le laissait dormir là et s’assurait qu’il ne reste jamais le ventre vide; en échange, il acceptait volontiers un peu d’aide.

      Quand il fallait enterrer quelqu’un, Santino était toujours prêt. Qu’il faille jeter quelques pelletées de terre dans une fosse ou poser quelques briques pour refermer une niche dans un mur, il était là, content de collaborer. Certaines personnes méfiantes soupçonnaient qu’il y prenait goût, qu’il s’était fixé comme objectif d’enterrer toute la ville. La vérité était que, après avoir passé une vie entière à se sentir inutile pour les vivants, il éprouvait un grand soulagement à l’idée de pouvoir se rendre utile, au moins auprès des morts.

      Iuri n’aimait pas beaucoup les enterrements, ils signaient le moment définitif de l’adieu, chargeant l’air d’émotions quasi intolérables. Y être présent ne rentrait pas strictement dans ses attributions, mais il essayait toujours de rester dans les parages au cas où ses collègues auraient besoin d’un coup de main.

      Filippo était déjà sur place. Il portait des bottes en caoutchouc pour éviter de salir son pantalon et l’humidité faisait friser ses cheveux. La fosse qui accueillerait Rosetta avait été creusée le jour avant, la dernière supervision


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