L'Utopie. Thomas More

L'Utopie - Thomas More


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Tous ceux qui croyaient étaient égaux et avaient toutes choses communes. — Ils vendaient leurs possessions et leurs biens et les distribuaient à tous, selon les besoins de chacun[3]. »

      L’exposition du système utopien est facile à résumer.

      L’Utopie est une île dont les habitants se divisent en cités égales pour la population et le territoire. — La cité se divise elle-même en familles égales pour le nombre des membres, mais qui professent chacune un métier, une industrie à part. — La propriété individuelle et les valeurs monétaires sont abolies ; tout appartient à la communauté.

      Le gouvernement est électif et se compose d’un prince nommé à vie, mais révocable ; d’un sénat et de magistrats populaires.

      Le sénat dresse annuellement la statistique générale de l’île. — Il vérifie l’état de la population, les besoins de l’année courante, la somme existante des produits de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. D’après ces données, la richesse nationale est distribuée, par portions égales, à chaque cité, où elle se ramifie entre les familles, jusqu’aux individus. — Des lois particulières déterminent la durée journalière du travail habituel, règlent l’exécution des travaux extraordinaires et d’utilité publique, maintiennent l’équilibre de la population.

      Les familles se perpétuent au moyen du mariage, tempéré par le divorce.

      L’éducation est publique. Elle comprend un enseignement élémentaire, uniforme et commun à tous. Ensuite, elle devient professionnelle et spéciale, et se continue dans les cours publics, ouverts à tous les citoyens, pendant les heures libres.

      Les peines des grands crimes sont l’esclavage et les travaux forcés, très rarement la mort, jamais la réclusion permanente et isolée.

      Il y a une religion publique tellement simple et générale dans ses dogmes et les cérémonies de son culte, qu’elle ne peut heurter aucune conscience. Toutes les croyances sont protégées et respectées, à l’exception de l’athéisme et du matérialisme. La manifestation des doctrines de cette dernière espèce est prohibée ; on les regarde comme une dépravation attentatoire à l’existence sociale.

      Finalement, les institutions utopiennes sont calquées sur la nature humaine, et n’ont en vue que son entier perfectionnement. Elles assurent d’abord à chacun la satisfaction des besoins légitimes du corps ; mais la vie de la chair n’étant que la moitié de l’homme, elles développent aussi soigneusement, chez tous les citoyens, l’exercice des facultés de l’esprit. En sorte que la science, la philosophie, la morale, l’industrie, les arts et la culture font en ce pays de merveilleux progrès.

      Les mœurs du peuple utopien sont en harmonie parfaite avec ses institutions. L’on n’y connaît pas les vices qui dégradent, les passions qui troublent les individus, les familles et les états. La fraternité, l’amour de l’ordre et du travail, le respect des magistrats, le dévouement à la patrie, la foi religieuse, la modération dans le plaisir, le mépris du luxe et des distinctions frivoles y sont des vertus communes et ordinaires.

      Thomas Morus omet souvent des détails nécessaires à l’intelligence complète et à l’application de son plan. Souvent il se contente de poser des principes et des faits généraux, de combiner les termes les plus simples du problème. Cependant, la solution qu’il donne est encore le produit d’un beau génie, et laisse en arrière bien des choses écrites ou innovées depuis trois siècles, en fait d’administration civile, de système pénitentiaire et d’éducation publique. Mais le mérite essentiel, le mérite principal de l’Utopie est d’avoir tenté une œuvre, dont la réalisation doit être sans doute la tendance caractéristique des progrès ultérieurs de l’humanité. Nous voulons parler de l’accord à établir entre les droits et les devoirs, la liberté et la loi, l’égalité et la hiérarchie, la science et la religion, le bonheur terrestre et la morale chrétienne.

      Il a été dit, au début de cette introduction, que l’Utopie n’était pas précisément le code du genre humain, ni le programme de la paix universelle. Cela se confirme par la lecture du second livre, et la conduite de la république utopienne à l’égard de l’étranger. — La politique de ce peuple-modèle s’éloigne absolument des principes d’égalité et de justice, qui président à son organisation intérieure. Elle porte l’empreinte de ces temps de machiavélisme raffiné, où Thomas Morus composa son livre ; elle sent l’impure école de César Borgia.

      L’Utopien, modeste dans la vie privée, est insolemment fier de la supériorité de son pays ; il méprise les autres nations, et prendrait de droit toute la terre, s’il en avait besoin, pour s’y loger et vivre. Ce peuple ne reconnaît pour alliés que ceux qui lui demandent des lois et des chefs, acceptent sa protection, son commerce et son empire. Non content de posséder au loin d’immenses territoires, il veut encore être l’arbitre des continents qui l’avoisinent. Quand l’honneur ou l’intérêt lui commandent une guerre, il commence par inonder le pays ennemi de proclamations, d’or et d’agents secrets, afin de soulever les révoltes et les déchirements ; de soudoyer la guerre civile et l’anarchie ; de pousser à la trahison les généraux et les ministres ; de provoquer à l’assassinat du chef de l’État et des hommes les plus dangereux. Si tous ces moyens de décomposition intérieure ne suffisent pas, il organise une coalition, et fait entrer en campagne les armées étrangères. Enfin il marche en dernière ligne avec ses auxiliaires ; le sang utopien est trop précieux, il ne faut le verser qu’après que le sang des alliés a fini de couler.

      Ici la pensée se reporte, malgré soi, sur la conduite constamment suivie par les conseillers d’un état voisin ; et ces luttes systématiques, monstrueuses, que soutint la France pendant la révolution et l’empire.

      Quoi que l’on fasse de cette observation, il est clair que le peuple utopien, souverainement juste, et humain chez lui et pour lui, se montre dans ses relations extérieures, souverainement despote, cruel et perfide.

      D’où vient une contradiction aussi tranchée, de la part d’un écrivain dont la probité est devenue proverbiale ? On peut l’attribuer premièrement à une exagération patriotique mal entendue, mais surtout aux déceptions répétées que l’Angleterre avait subies, de 1511 à 1515.

      Durant cette courte période, le cabinet de Londres s’était maladroitement mêlé des affaires d’Italie. Croyant enlever à la France deux ou trois provinces, il avait prodigué ses soldats et ses trésors au seul profit du roi d’Aragon, du pape et de l’empereur[4]. Ces mystifications ruineuses lui ouvrirent les yeux. Il comprit qu’il était la dupe de ses alliés, et qu’en définitive la ruse et la fourberie leur avaient servi, beaucoup plus qu’à lui l’audace et la victoire. Sans doute les diplomates anglais, et Thomas Morus avec eux, trouvèrent-ils convenable et utile d’adopter, en principe, cette politique inqualifiable, justifiée à leurs yeux par le succès, et dont la politique utopienne est la traduction[5].

      Maintenant, quelques mots sur la communauté des biens, base essentielle des théories de Thomas Morus. Terminer ces prolégomènes, sans toucher de notre opinion personnelle à cette question célèbre, serait une discrétion vraiment inexplicable. Toutefois le cadre de cette publication ne se prête pas à une discussion approfondie, il ne peut admettre que des réflexions simples et brèves.

      La communauté sociale est une idée ancienne, et les premières législations en offrent des applications remarquables. Dans nos sociétés modernes, les institutions les plus utiles, les plus conservatrices, les plus vigoureuses sont établies sur le principe de la vie commune. Ainsi, les armées, les maisons d’éducation publique, les hôpitaux, les prisons, les ordres religieux, etc. En général, partout où il faut une autorité robuste et absolue, pour soumettre une multitude à la même fonction, au même état, c’est le régime communautaire qu’il convient d’adopter. Il est certain que ce régime, mieux que tout autre, économise et recueille les forces, en diminuant les résistances.

      Mais il y a plusieurs observations à faire.

      Les


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