Bel-Ami / Милый друг. Ги де Мопассан
de fournisseurs, imprimés de toute espèce.
Forestier serra les mains des parieurs debout derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie; puis, dès que le père Walter eut gagné, il présenta:
– Voici mon ami Duroy.
Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d'œil glissé par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda:
– M'apportez-vous mon article? Ça irait très bien aujourd'hui, en même temps que la discussion Morel.
Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre:
– Voici, monsieur.
Le patron parut ravi, et, souriant:
– Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, Forestier?
Mais Forestier s'empressa de répondre:
– Ce n'est pas la peine, monsieur Walter: j'ai fait la chronique avec lui pour lui apprendre le métier. Elle est très bonne.
Et le directeur, qui recevait à présent les cartes données par un grand monsieur maigre, un député du centre gauche, ajouta avec indifférence:
– C'est parfait, alors.
Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle partie; et, se baissant vers son oreille:
– Vous savez que vous m'avez promis d'engager Duroy pour remplacer Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux mêmes conditions?
– Oui, parfaitement.
Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer.
Norbert de Varenne n'avait pas levé la tête, il semblait n'avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au contraire, lui avait serré la main avec une énergie démonstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut compter en cas d'affaire.
Ils retraversèrent le salon d'attente, et comme tout le monde levait les yeux, Forestier dit à la plus jeune des femmes, assez haut pour être entendu des autres patients:
– Le directeur va vous recevoir tout à l'heure. Il est en conférence en ce moment avec deux membres de la commission du budget.
Puis il passa vivement, d'un air important et pressé, comme s'il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité.
Dès qu'ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer, et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit à Duroy:
– Voilà. Tu viendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les courses et les visites qu'il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée, soit dans la matinée. – Un, – je vais te donner d'abord une lettre d'introduction pour le chef du premier bureau de la préfecture de police, – deux, – qui te mettra en rapport avec un de ses employés. Et tu t'arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes, – trois, – du service de la préfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu t'adresseras à Saint-Potin, qui est au courant, – quatre, – tu le verras tout à l'heure ou demain. Il faudra surtout t'accoutumer à tirer les vers du nez des gens que je t'enverrai voir, – cinq, – et à pénétrer partout malgré les portes fermées, – six. – Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de ton cru, – sept, – plus deux sous la ligne également pour les articles qu'on te commandera sur des sujets divers, – huit.
Puis il ne fit plus attention qu'à son jeu, et il continua à compter lentement, – neuf, – dix, – onze, – douze, – treize. – Il manqua le quatorzième, et, jurant:
– Nom de Dieu de treize; il me porte toujours la guigne, ce bougre-là. Je mourrai un treize certainement.
Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son tour un bilboquet dans l'armoire; c'était un tout petit homme qui avait l'air d'un enfant, bien qu'il fût âgé de trente-cinq ans; et plusieurs autres journalistes étant entrés, ils allèrent l'un après l'autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le dos au mur, qui lançaient en l'air, d'un mouvement pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s'étant établie, les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent pour juger les coups.
Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme à l'air enfantin, qui avait perdu, sonna le garçon de bureau et commanda: «Neuf bocks». Et ils se remirent à jouer en attendant les rafraîchissements.
Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux confrères, puis il demanda à son ami:
– Que faut-il que je fasse?
L'autre répondit:
– Je n'ai rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux.
– Et… notre… notre… article… est-ce ce soir qu'il passera?
– Oui, mais ne t'en occupe pas: je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici à trois heures, comme aujourd'hui.
Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et l'esprit allègre.
IV
Georges Duroy dormit mal, tant l'excitait le désir de voir imprimé son article. Dès que le jour parut, il fut debout, et il rôdait dans la rue bien avant l'heure où les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque.
Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant bien que la Vie Française y arriverait avant de parvenir dans son quartier. Comme il était encore trop tôt, il erra sur le trottoir.
Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita: c'étaient le Figaro, le Gil-Blas, le Gaulois, l'Événement, et deux ou trois autres feuilles du matin; mais la Vie Française n'y était pas.
Une peur le saisit: «Si on avait remis au lendemain les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique, ou si, par hasard, la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au père Walter?»
En redescendant vers le kiosque, il s'aperçut qu'on vendait le journal, sans qu'il l'eût vu apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page. – Rien. – Son cœur se mit à battre; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d'une colonne en grosses lettres: «Georges Duroy». Ça y était! quelle joie!
Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la main, le chapeau sur le côté, avec une envie d'arrêter les passants pour leur dire: «Achetez ça – achetez ça! Il y a un article de moi». Il aurait voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, sur les boulevards: «Lisez la Vie Française, lisez l'article de Georges Duroy: Les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique!» Et, tout à coup, il éprouva le désir de lire lui-même cet article, de le lire dans un endroit public, dans un café, bien en vue. Et il chercha un établissement qui fût déjà fréquenté. Il lui fallut marcher longtemps. Il s'assit enfin devant une espèce de marchand de vin où plusieurs consommateurs étaient déjà installés, et il demanda: «Un rhum», comme il aurait demandé: «Une absinthe», sans songer à l'heure. Puis il appela: «Garçon, donnez-moi la Vie Française».
Un homme à tablier blanc accourut:
– Nous ne l'avons pas, monsieur, nous ne recevons que le Rappel, le Siècle, la Lanterne, et le Petit Parisien.
Duroy déclara, d'un ton furieux et indigné:
– En voilà une boîte! Alors, allez me l'acheter.
Le garçon y courut, la rapporta. Duroy se mit à lire son article; et plusieurs fois il dit, tout haut: